ARMIDE
PERSONNAGES DU PROLOGUE
La Gloire.
Troupe de héros qui suivent la Gloire.
La Sagesse.
Troupe de nymphes qui suivent la Sagesse.
PROLOGUE
Le théâtre représente un palais.
La Gloire, la Sagesse, suite de la Gloire et de la Sagesse.
0-1 Ouverture
0-2 Récit, duo, chœur
La Gloire
Tout doit céder dans l’univers
À l’auguste héros que j’aime.
L’effort des ennemis, les glaces des hivers,
Les rochers, les fleuves, les mers,
Rien n’arrête l’ardeur de sa valeur extrême.
La Sagesse
Tout doit céder dans l’univers
À l’auguste héros que j’aime.
Il sait l’art de tenir tous les monstres aux fers,
Il est maître absolu de cent peuples divers,
Et plus maître encor de lui-même.
La Gloire et la Sagesse
Tout doit céder dans l’univers
À l’auguste héros que j’aime.
La Sagesse et sa suite
Chantons la douceur de ses lois.
La Gloire et sa suite
Chantons ses glorieux exploits.
0-3 Duo, récit, chœur
La Gloire et la Sagesse ensemble
D’une égale tendresse,
Nous aimons le même vainqueur.
La Sagesse
Fière Gloire, c’est vous…
La Gloire
Fière Gloire, c’est vous…C’est vous, douce Sagesse…
La Gloire & la Sagesse
C’est vous, qui partagez avec moi son grand cœur.
La Gloire
Je l’emportais sur vous tant qu’a duré la guerre ;
Mais dans la paix vous l’emportez sur moi.
Vous réglez en secret avec ce sage roi
Le destin de toute la terre.
La Sagesse
La Victoire a suivi ce héros en tous lieux ;
Mais pour montrer son amour pour la Gloire,
Il se sert encor mieux
De la Paix que de la Victoire.
Au milieu du repos qu’il assure aux humains,
Il fait tomber sous ses puissantes mains
Un monstre qu’on a cru si longtemps invincible.
On voit dans ses travaux combien il est sensible
Pour votre immortelle beauté ;
Il prévient vos désirs, il passe votre attente,
L’amour dont il vous aime incessemment s’augmente,
Et n’a jamais tant éclaté.
Qu’un vain désir de préférence,
N’altère point l’intelligence
Que ce héros entre nous veut former :
Disputons seulement à qui sait mieux l’aimer.
La Gloire répète ce dernier ver avec la Sagesse.
La Gloire et la Sagesse ensemble
Dès qu’on le voit paraître,
De quel cœur n’est-il point le maître ?
Qu’il est doux de suivre ses pas !
Peut-on le connaître,
Et ne l’aimer pas ?
Les chœurs répètent ces cinq derniers vers. Et la suite de la Gloire
et celle de la Sagesse témoignent par des danses la joie qu’elles
ont de voir ces deux divinités dans une intelligence parfaite.
0-4 Entrée
0-5 Menuet
0-6 Gavotte
0-7 Prélude, récit, duo, chœur
La Sagesse
Suivons notre héros, que rien ne nous sépare :
Il nous invite aux jeux qu’on lui prépare :
Nous y verrons Renaud malgré la volupté,
Suivre un conseil fidèle et sage ;
Nous le verrons sortir du palais enchanté,
Où par l’amour d’Armide il était arrêté,
Et voler où la gloire appelle son courage,
Le grand roi qui partage entre nous ses désirs,
Aime à nous voir même dans ses plaisirs.
La Gloire
Que l’éclat de son nom s’étende au bout du monde,
Réunissons nos voix,
Que chacun nous réponde.
La Gloire, la Sagesse et les chœurs
Chantons la douceur de ses lois,
Chantons ses glorieux exploits.
La suite de la Gloire et celle de la Sagesse continuent leur
réjouissance.
0-8 Entrée
0-9 Menuets
0-10 Duo, chœur
Les chœurs
Que dans le temple de mémoire
Son nom soit pour jamais gravé ;
C’est à lui qu’il est reservé,
D’unir la Sagesse et la Gloire.
Fin du prologue
PERSONNAGES DE LA TRAGÉDIE
Armide, magicienne, nièce d’Hidraot.
Phénice, confidente d’Armide.
Sidonie, autre confidente d’Armide.
Hidraot, magicien, roi de Damas.
Troupe de peuples du royaume de Damas.
Aronte, Conducteur des chevaliers qu’Armide a fait mettre aux fers.
Renaud, le plus renommé des chevaliers du camp de Godefroy.
Artémidore, un des chevaliers captifs d’Armide et que Renaud a délivré.
Un démon transformé en naïade.
Troupe de démons transformés en nymphes, en bergers et en bergères.
Troupe de démons volants, et transformés en zéphyrs.
La Haine.
Suite de la Haine. Les Furies. La Cruauté. La Vengeance. La Rage, etc.
Ubalde, Chevalier qui va chercher Renaud.
Le chevalier danois,
qui va avec Ubalde chercher Renaud.
Un démon sous le figure de Lucinde, fille danoise, aimée du
chevalier danois.
Troupe de démons, transformés en habitants champêtres de l’île où
Armide retient Renaud enchanté.
Un démon sous le figure de Mélisse, fille italienne, aimée d’Ubalde.
Les Plaisirs.
Troupe de démons qui paraissent sous la figure d’amants fortunés,
et d’amantes heureuses qui accompagnent Renaud dans le palais enchanté.
Troupe de démons volants, qui détruisent le palais enchanté.
ACTE PREMIER
Le théâtre représente une grande place ornée d’un arc de triomphe.
SCÈNE PREMIÈRE
Armide, Phénice, Sidonie.
1-1 Ritournelle
1-2 Récit
Phénice
Dans un jour de triomphe, au milieu des plaisirs,
Qui peut vous inspirer une sombre tristesse ?
La gloire, la grandeur, la beauté, la jeunesse,
Tous les biens comblent vos désirs.
Sidonie
Vous allumez une fatale flamme
Que vous ne ressentez jamais ;
L’amour n’ose troubler la paix
Qui règne dans votre âme.
Phénice et Sidonie ensemble
Quel sort a plus d’appas ?
Et qui peut être heureux si vous ne l’êtes pas ?
Phénice
Si la guerre aujourd’hui fait craindre ses ravages,
C’est aux bords du Jourdain qu’ils doivent s’arrêter :
Nos tranquilles rivages
N’ont rien à redouter.
Sidonie
Les enfers, s’il le faut, prendront pour nous les armes,
Et vous savez leur imposer la loi.
Phénice
Vos yeux n’ont eu besoin que de leurs propres charmes,
Pour affaiblir le camp de Godefroy.
Sidonie
Ses plus vaillants guerriers contre vous sans défense,
Sont tombés en votre puissance.
Armide
Je ne triomphe pas du plus vaillant de tous.
Renaud, pour qui ma haine a tant de violence,
L’indomptable Renaud échappe à mon couroux.
Tout le camp ennemi pour moi devint sensible,
Et lui seul, toujours invincible
Fit gloire de me voir d’un œil indifférent.
Il est dans l’âge aimable où sans effort on aime,…
Non, je ne puis manquer sans un dépit extrême
La conquête d’un cœur si superbe et si grand.
Sidonie
Qu’importe qu’un captif manque à votre victoire,
On en voit dans vos fers assez d’autres témoins ;
Et pour un esclave de moins
Un triomphe si beau perdra peu de sa gloire.
Phénice
Pourquoi voulez-vous songer
À ce qui peut vous déplaire ?
Il est plus sûr de se venger
Par l’oubli que par la colère.
Armide
Les Enfers ont prédit cent fois
Que contre ce guerrier nos armes seront vaines,
Et qu’il vaincra nos plus grands rois.
Ah ! qu’il me serait doux de l’accabler de chaînes,
Et d’arrêter le cours de ses exploits !
Que je le hais ! que son mépris m’outrage !
Qu’il sera fier d’éviter l’esclavage
Où je tiens tant d’autres héros.
Incessamment son importune image
Malgré moi trouble mon repos.
1-3 Récit accompagné
Un songe affreux m’inspire une fureur nouvelle
Contre ce funeste ennemi.
J’ai cru le voir, j’en ai frémi :
J’ai cru qu’il me frappait d’une atteinte mortelle.
Je suis tombée aux pieds de ce cruel vainqueur :
Rien ne fléchissait sa rigueur ;
Et par un charme inconcevable,
Je me sentais contrainte à le trouver aimable
Dans le fatal moment qu’il me perçait le cœur.
1-4 Récit accompagné
Sidonie
Vous troublez-vous d’une image légère
Que le sommeil produit ?
Le beau jour qui vous luit
Doit dissiper cette vaine chimère,
Ainsi qu’il a détruit
Les ombres de la nuit.
SCÈNE SECONDE
Hidraot, suite d’Hidraot, Armide, Phénice, Sidonie.
1-5 Récit
Hidraot
Armide, que le sang qui m’unit avec vous
Me rend sensible aux soins que l’on prend pour vous plaire !
Que votre triomphe m’est doux !
Que j’aime à voir briller le beau jour qui l’éclaire !
Je n’aurais plus de vœux à faire,
Si vous choisissiez un époux.
Je vois de près la mort qui me menace,
Et bientôt l’âge qui me glace
Va m’accabler sous son pesant fardeau :
C’est le dernier bien où j’aspire
Que de voir votre hymen promettre à cet empire,
Des rois formés d’un sang si beau ;
Sans me plaindre du sort je cesserai de vivre,
Si ce doux espoir peut me suivre
Dans l’affreuse nuit du tombeau.
Armide
La chaîne de l’hymen m’étonne,
Je crains les plus aimables nœuds.
Ah ! qu’un cœur devient malheureux
Quand la liberté l’abandonne !
1-6 Air
Hidraot
Pour vous, quand il vous plaît, tout l’enfer est armé :
Vous êtes plus savante en mon art que moi-même :
De grands rois à vos pieds mettent leur diadème,
Qui vous voit un moment, est pour jamais charmé.
Pouvez-vous mieux goûter votre bonheur extrême
Qu’avec un époux qui vous aime,
Et qui soit digne d’être aimé ?
1-7 Récit
Armide
Contre mes ennemis à mon gré je déchaîne
Le noir empire des enfers,
L’Amour met des rois dans mes fers,
Je suis de mille amants maîtresse souveraine ;
Mais je fais mon plus grand bonheur
D’être maîtresse de mon cœur.
1-8 Air
Hidraot
Bornez-vous vos désirs à la gloire cruelle
Des maux que fait votre beauté ?
Ne ferez-vous jamais votre félicité
Du bonheur d’un amant fidèle ?
1-9 Récit
Armide
Si je dois m’engager un jour,
Au moins devez vous croire
Qu’il faudra que ce soit la Gloire
Qui livre mon cœur à l’Amour.
Pour devenir mon maître
Ce n’est point assez d’être roi.
Ce sera la valeur qui me fera connaître
Celui qui mérite ma foi.
Le vainqueur de Renaud, si quelqu’un le peut être,
Sera digne de moi.
SCÈNE TROISIÈME
Troupe de peuples du royaume de Damas.
Hidraot, Armide, Phénice, Sidonie.
Les peuples du royaume de Damas témoignent par des danses et par des
chants la joie qu’ils ont de l’avantage que la beauté de cette
princesse a remporté sur les chevaliers du camp de Godefroy.
1-4 [Marche]
1-5 Air, chœur
Hidraot
Armide est encor plus aimable
Qu’elle n’est redoutable.
Que son triomphe est glorieux !
Ses charmes les plus forts sont ceux de ses beaux yeux.
Elle n’a pas besoin d’employer l’art terrible
Qui sait quand il lui plaît faire armer les enfers,
Sa beauté trouve tout possible,
Nos plus fiers ennemis gémissent dans ses fers.
Hidraot et le chœur
Armide est encor plus aimable
Qu’elle n’est redoutable.
Que son triomphe est glorieux !
Ses charmes les plus forts sont ceux de ses beaux yeux.
1-12 Sarabande en rondeau, air, chœur
Phénice et le chœur
Suivons Armide, et chantons sa victoire,
Tout l’univers retentit de sa gloire.
Phénice
Nos ennemis affaiblis et troublés
N’étendront plus le progrès de leurs armes ;
Ah ! quel bonheur ! nos désirs sont comblés
Sans nous coûté ni de sang ni de larmes.
Le chœur
Suivons Armide, et chantons sa victoire,
Tout l’univers retentit de sa gloire.
Phénice
L’ardent amour qui la suit en tous lieux
S’attache aux cœurs qu’elle veut qu’il enflamme.
Il est content de régner sans ses yeux,
Et n’ose encor passer jusqu’en son âme.
Le chœur
Suivons Armide, et chantons sa victoire,
Tout l’univers retentit de sa gloire.
1-13 Sarabande en bémol, air, chœur
Sidonie et le chœur
Que la douceur d’un triomphe est extrême
Quand on n’en doit tout l’honneur qu’à soi-même.
Sidonie
Nous n’avons point fait armer nos soldats,
Sans leur secours Armide est triomphante ;
Tout son pouvoir est dans ses doux appas,
Rien n’est si fort que sa beauté charmante.
Le chœur
Que la douceur d’un triomphe est extrême
Quand on n’en doit tout l’honneur qu’à soi-même.
Sidonie
La belle Armide a su vaincre aisément
De fiers guerriers plus craints que le tonnerre,
Et ses regards ont en moins d’un moment
Donné des lois aux vainqueurs de la terre.
Le chœur
Que la douceur d’un triomphe est extrême
Quand on n’en doit tout l’honneur qu’à soi-même.
Le triomphe d’Armide est interrompu par l’arrivée d’Aronte,
qui avait été chargé de la conduite des chevaliers captifs,
et qui revient blessé, et tenant à la main un tronçon d’épée.
SCÈNE QUATRIÈME
Aronte, Hidraot, Armide, Phénice, Sidonie,
Troupe de peuples de Damas.
1-14 Récit
Aronte
Ô Ciel ! ô disgrâce cruelle !
Je conduisais vos captifs avec soin.
J’ai tout tenté pour vous marquer mon zèle,
Mon sang qui coule en est témoin.
Armide
Mais où sont mes captifs ?
Aronte
Mais où sont mes captifs ?Un guerrier indomptable
Les a délivrés tous.
Armide et Hidraot
Un seul guerrier ! que dites-vous !
Ciel !
Aronte
Ciel !De nos ennemis c’est le plus redoutable.
Nos plus vaillants soldats sont tombés sous ses coups :
Rien ne peut résister à sa valeur extrême…
Armide
Ô Ciel ! c’est Renaud.
Aronte
Ô Ciel ! c’est Renaud.C’est lui-même.
1-15 Duo, chœur
Armide et Hidraot
Poursuivons jusqu’au trépas
L’ennemi qui nous offense ;
Qu’il n’échappe pas
À notre vengeance.
Le chœur
Poursuivons jusqu’au trépas
L’ennemi qui nous offense ;
Qu’il n’échappe pas
À notre vengeance.
1-16 Entr’acte
Fin du premier acte
ACTE SECOND
Le théâtre change, et représente une campagne, où une rivière forme
une île agréable.
SCÈNE PREMIÈRE
Artémidore, Renaud.
2-1 Récit
Artémidore
Invincible héros, c’est par votre courage
Que j’échappe aux rigueurs d’un funeste esclavage :
Après ce généreux secours,
Puis-je me dispenser du vous suivre toujours ?
Renaud
Allez, allez remplir ma place
Aux lieux où mon malheur me chasse.
Le fier Gernand m’a contraint à punir
Sa téméraire audace :
D’une indigne prison Godefroy me menace,
Et de son camp m’oblige à me bannir.
Je m’en éloigne avec contrainte.
Heureux ! si j’avais pu consacrer mes exploits
À délivrer la cité sainte
Qui gémit sous de dures lois.
Suivez les guerriers qu’un beau zèle
Presse de signaler leur valeur et leur foi :
Cherchez une gloire immortelle,
Je veux dans mon exil n’envelopper que moi.
Artémidore
Sans vous, que peut-on entreprendre ?
Celui qui vous bannit ne pourra se défendre
De souhaiter votre retour.
S’il faut que je vous quitte, au moins ne puis-je apprendre
En quels lieux vous allez choisir votre séjour ?
Renaud
Le repos me fait violence,
La seule gloire a pour moi des appas :
Je prétends adresser mes pas
Où la justice et l’innocence
Auront besoin du secours de mon bras.
Artémidore
Fuyez les lieux où règne Armide
Si vous cherchez à vivre heureux ;
Pour le cœur le plus intrepide
Elle a des charmes dangereux.
C’est une ennemie implacable,
Évitez ses ressentiments ;
Puisse le ciel à mes vœux favorable
Vous garantir de ses enchantements.
Renaud
Par une heureuse indifférence
Mon cœur s’est dérobé sans peine à sa puissance,
Je la vis seulement d’un regard curieux.
Est-il plus mal aisé d’éviter sa vengeance
Que d’échapper au pouvoir de ses yeux ?
J’aime la liberté, rien n’a pu me contraindre
À m’engager jusqu’à ce jour.
Quand on peut mépriser le charme de l’amour,
Quels enchantements peut-on craindre ?
SCÈNE SECONDE
Hidraot, Armide.
2-2 Prélude, récit accompagné, duo
Hidraot
Arrêtons-nous ici, c’est dans ce lieu fatal
Que la fureur qui nous anime
Ordonne à l’Empire infernal
De conduire notre victime.
Armide
Que l’enfer aujourd’hui tarde à suivre nos lois !
Hidraot
Pour achever le charme il faut unir nos voix.
Hidraot et Armide
Esprits de haine et de rage,
Démons, obéissez-nous.
Livrez à notre couroux
L’ennemi qui nous outrage.
Esprits de haine et de rage,
Démons, obéissez-nous.
Armide
Démons affreux, cachez-vous
Sous une agréable image.
Enchantez ce fier courage
Par les charmes les plus doux.
Hidraot et Armide
Esprits de haine et de rage,
Démons, obéissez-nous.
Armide aperçoit Renaud qui s’approche des bords de la rivière.
2-3 Récit
Armide
Dans le piège fatal notre ennemi s’engage.
Hidraot
Nos soldats sont cachés dans le prochain boccage,
Il faut que sur Renaud ils viennent fondre tous.
Armide
Cette victime est mon partage ;
Laissez-moi l’immoler, laissez-moi l’avantage
De voir ce cœur superbe expirer de mes coups.
Hidraot et Armide se retirent.
Renaud s’arrête pour considérer les bords du fleuve, et quitte une
partie de ses armes pour prendre le frais.
SCÈNE TROISIÈME
Renaud, seul.
2-4 Air
Plus j’observe ces lieux et plus je les admire.
Ce fleuve coule lentement
Et s’éloigne à regret d’un séjour si charmant.
Les plus aimables fleurs, et le plus doux zéphire
Parfument l’air qu’on y respire.
Non, je ne puis quitter des rivages si beaux.
Un son harmonieux se mêle au bruit des eaux.
Les oiseaux enchantés se taisent pour l’entendre.
Des charmes du sommeil j’ai peine à me défendre.
Ce gason, cet ombrage frais,
Tout m’invite au repos sous ce feuillage épais.
Renaud s’endort sur un gason, au bord de la rivière.
SCÈNE QUATRIÈME
Renaud endormi.
Une naïade qui sort du fleuve.
Troupe de nymphes.
Troupe de bergers.
Troupe de bergères.
2-5 Air
Une naïade
Au temps heureux où l’on sait plaire
Qu’il est doux d’aimer tendrement !
Pourquoi dans les périls avec empressement
Chercher d’un vain honneur l’éclat imaginaire ?
Pour une trompeuse chimère
Faut-il quitter un bien charmant ?
Au temps heureux où l’on sait plaire
Qu’il est doux d’aimer tendrement !
2-6 Chœur
Le chœur
Ah ! quelle erreur ! quelle folie !
De ne pas jouir de la vie !
C’est aux jeux, c’est aux amours,
Qu’il faut donner les beaux jours.
2-7 Premier et second airs, air
Les démons sous la figure des nymphes, des bergers et des bergères,
enchantent Renaud, et l’enchaînent durant son sommeil avec des
guirlandes de fleurs.
Une bergère
On s’étonnerait moins que la saison nouvelle
Revint sans ramener les fleurs et les zéphirs,
Que de voir de nos ans la saison la plus belle
Sans l’amour et sans les plaisirs.
2-8 Air
Laissons au tendre amour la jeunesse en partage ;
La sagesse a son temps, il ne vient que trop tôt :
Ce n’est pas être sage,
D’être plus sage qu’il ne faut.
2-9 Chœur
Les chœurs
Ah ! quelle erreur ! quelle folie !
De ne pas jouir de la vie !
C’est aux jeux, c’est aux amours,
Qu’il faut donner les beaux jours.
SCÈNE CINQUIÈME
Armide, Renaud endormi.
2-10 Ritournelle
2-11 Récit
Armide tenant un dard à la main.
Enfin, il est en ma puissance,
Ce fatal ennemi, ce superbe vainqueur.
Le charme du sommeil le livre à ma vengeance ;
Je vais percer son invincible cœur.
Par lui, tous mes captifs sont sortis d’esclavage.
Qu’il éprouve toute ma rage…
Armide va pour frapper Renaud, et ne peut exécuter le dessein
qu’elle a de lui ôter la vie.
Quel trouble me saisit ? qui me fait hésiter ?
Qu’est-ce qu’en sa faveur la pitié me veut dire ?
Frappons… ciel ! qui peut m’arrêter ?
Achevons… je frémis ! vengeons-nous… je soupire !
Est-ce ainsi que je dois me venger aujourd’hui !
Ma colère s’éteint quand j’approche de lui.
Plus je le vois, plus ma vengeance est vaine,
Mon bras tremblant se refuse à ma haine.
Ah ! quelle cruauté de lui ravir le jour !
À ce jeune héros tout cède sur la terre.
Qui croirait qu’il fût né seulement pour la guerre ?
Il semble être fait pour l’amour.
Ne puis-je me venger à moins qu’il ne périsse ?
Hé ne suffit-il pas que l’amour le punisse ?
Puisqu’il n’a pu trouver mes yeux assez charmants,
Qu’il m’aime au moins par mes enchantements,
Que s’il se peut, je le haïsse.
2-12 Prélude, air
Venez, secondez mes désirs,
Démons, transformez-vous en d’aimables zéphyrs.
Je cède à ce vainqueur, la pitié me surmonte ;
Cachez ma faiblesse et ma honte
Dans les plus reculés déserts.
Volez, conduisez-nous au bout de l’univers.
Les démons transformés en zéphirs, enlèvent Renaud et Armide.
2-13 Entr’acte
Fin du second Acte.
ACTE TROISIÈME
Le théâtre change, et represente un désert.
SCÉNE PREMIÈRE
3-1 Récit accompagné
Armide, seule.
Ah ! si la liberté me doit être ravie,
Est-ce à toi d’être mon vainqueur ?
Trop funeste ennemi du bonheur de ma vie,
Faut-il que malgré moi tu règnes dans mon cœur ?
Le désir de ta mort fut ma plus chère envie ;
Comment as-tu changé ma colère en langueur ?
En vain, de mille amants je me voyais suivie,
Aucun n’a fléchi ma rigueur.
Se peut-il que Renaud tienne Armide asservie ?
Ah ! si la liberté me doit être ravie,
Est-ce à toi d’être mon vainqueur ?
Trop funeste ennemi du bonheur de ma vie,
Faut-il que malgré moi tu règnes dans mon cœur ?
SCÈNE SECONDE
Armide, Phénice, Sidonie.
3-2 Récit
Phénice
Que ne peut point votre art ? la force en est extrême.
Quel prodige ! quel changement !
Renaud qui fut si fier, vous aime,
On n’a jamais aimé si tendrement.
Sidonie
Montrez-vous à ses yeux, soyez témoin vous-même
Du merveilleux effet de votre enchantement.
Armide
L’enfer n’a pas encor rempli mon espérance,
Il faut qu’un nouveau charme assure ma vengeance.
Sidonie
Sur des bords séparés du sejour des humains,
Qui peut arracher de vos mains
Un ennemi qui vous adore ?
Vous enchantez Renaud, que craignez-vous encore ?
Armide
Hélas ! c’est mon cœur que je crains.
Votre amitié dans mon sort s’intéresse :
Je vous ai fait conduire avec moi dans ces lieux.
Au reste des mortels je cache ma faiblesse,
Je n’en veux rougir qu’à vos yeux :
De mes plus doux regards Renaud sut se défendre,
Je ne pus engager ce cœur fier à se rendre,
Il m’échappa malgré mes soins.
Sous le nom du dépit l’amour vint me surprendre
Lorsque je m’en gardais le moins.
Plus Renaud m’aimera moins je serai tranquille ;
J’ai résolu de le haïr.
Je n’ai tenté jamais rien de si difficile :
Je crains que pour forcer mon cœur à m’obéïr
Tout mon art ne soit inutile.
Phénice
Que votre art serait beau ! qu’il serait admiré !
S’il savait garantir des troubles de la vie !
Heureux qui peut être assuré
De disposer de son cœur à son gré !
C’est un secret digne d’envie,
Mais de tous les secrets c’est le plus ignoré.
Sidonie
La haine est affreuse et barbare ;
L’amour contraint les cœurs dont il s’empare
À souffrir des maux rigoureux :
Si votre sort est en votre puissance,
Faites choix de l’indifférence,
Elle assure un repos heureux.
Armide
Non, non, il ne m’est plus possible
De passer de mon trouble en un état paisible,
Mon cœur ne se peut plus calmer.
Renaud m’offense trop, il n’est que trop aimable,
C’est pour moi désormais un choix indispensable
De le haïr ou de l’aimer.
Phénice
Vous n’avez pu haïr ce héros invincible,
Lorsqu’il était le plus terrible
De tous vos ennemis.
Il vous aime, l’amour l’enchaîne ;
Garderiez-vous mieux votre haine
Contre un amant si tendre et si soumis ?
Armide
Il m’aime ? quel amour ! ma honte s’en augmente.
Dois-je être aimée ainsi ? puis-je en être contente ?
C’est un vain triomphe, un faux bien.
Hélas ! que son amour est différent du mien !
J’ai recours aux enfers pour allumer sa flamme.
C’est l’effort de mon art qui peut tout sur son âme,
Ma faible beauté n’y peut rien.
Par son propre mérite il suspend ma vengeance ;
Sans secours, sans effort, même sans qu’il y pense,
Il enchaîne mon cœur d’un trop charmant lien.
Hélas ! que mon amour est différent du sien !
Quelle vengeance ai-je à prétendre
Si je le veux aimer toujours ?
Quoi, céder sans rien entreprendre ?
Non, il faut appeler la Haine à mon secours.
L’horreur de ces lieux solitaires
Par mon art va se redoubler.
Détournez vos regards de mes affreux mystères,
Et surtout empêchez Renaud de me troubler.
SCÈNE TROISIÈME
Armide seule.
3-3 Récit accompagné
Armide
Venez, venez, Haine implacable,
Sortez du gouffre épouvantable
Où vous faites régner une éternelle horreur.
Sauvez-moi de l’amour, rien n’est si redoutable.
Contre un ennemi trop aimable
Rendez-moi mon couroux, rallumez ma fureur.
Venez, venez, Haine implacable,
Sortez du gouffre épouvantable
Où vous faites régner une éternelle horreur.
La Haine sort des enfers, accompagnée des Furies, de la Cruauté, de la
Vengeance, de la Rage, et des Passions qui dépendent de la Haine.
SCÈNE QUATRIÈME
Armide, la Haine, suite de la Haine.
3-4 Récit accompagné
La Haine
Je réponds à tes vœux, ta voix s’est fait entendre
Jusques dans le fond des enfers.
Pour toi, contre l’amour, je vais tout entreprendre,
Et quand on veut bien s’en défendre,
On peut se garantir de ses indignes fers.
3-5 Air, chœur
La Haine et sa suite
Plus on connaît l’amour, et plus on le déteste,
Détruisons son pouvoir funeste,
Rompons ses nœuds, déchirons son bandeau,
Brûlons ses traits, éteignons son flambeau.
Le chœur répète ces quatre derniers vers.
Plus on connaît l’amour, et plus on le déteste,
Détruisons son pouvoir funeste,
Rompons ses nœuds, déchirons son bandeau,
Brûlons ses traits, éteignons son flambeau.
3-6 Air
La suite de la Haine s’empresse à briser et à brûler les armes
dont l’amour se sert.
3-7 Air, chœur
La Haine et suite
Amour, sors pour jamais, sors d’un cœur qui te chasse,
Que la Haine règne en ta place ;
Tu fais trop souffrir sous ta loi,
Non, tout l’enfer n’a rien de si cruel que toi.
3-8 Air
La suite de La Haine témoigne qu’elle se prépare avec plaisir à
triompher de l’Amour.
3-9 Récit accompagné
La Haine approchant d’Armide
Sors, sors du sein d’Armide, Amour, brise ta chaîne.
Armide
Arrête, arrête, affreuse Haine.
Laisse-moi sous les lois d’un si charmant vainqueur,
Laisse-moi, je renonce à ton secours horrible,
Non, non, n’achève pas, non il n’est pas possible
De m’ôter mon amour sans m’arracher le cœur.
La Haine
N’implores-tu mon assistance
Que pour mépriser ma puissance ?
Suis l’Amour, puisque tu le veux,
Infortunée Armide,
Suis l’Amour qui te guide
Dans un abîme affreux.
Sur ces bords écartés c’est en vain que tu caches
Le héros dont ton cœur s’est trop laissé toucher :
La gloire à qui tu l’arraches,
Doit bientôt te l’arracher,
Malgré tes soins, au mépris de tes larmes,
Tu le verras échapper à tes charmes.
Tu me rappelleras, peut-être, dès ce jour,
Et ton attente sera vaine :
Je vais te quitter sans retour,
Je ne puis te punir d’une plus rude peine
Que de t’abandonner pour jamais à l’Amour.
La Haine et sa suite s’abîment.
3-10 Entr’acte
Fin du troisième acte.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE PREMIÈRE
Ubalde, et le Chevalier danois.
Ubalde porte un bouclier de diamant, et tient un sceptre d’or qui
lui ont été donnés par un magicien, pour dissiper les enchantements
d’Armide, et pour délivrer Renaud.
Le Chavalier danois porte une épée qu’il doit présenter à Renaud.
Une vapeur s’élève et se répand dans le désert qui a paru au
troisième acte. Des antres et des abîmes s’ouvrent, et il en sort
des bêtes farouches et des monstres épouvantables.
4-1 Duo, récit
Ubalde, et le Chevalier danois ensemble
Nous ne trouvons partout que des gouffres ouverts.
Armide a dans ces lieux transporté les enfers.
Ah ! que d’objets horribles !
Que de monstres terribles !
Le Chevalier danois attaque les monstres, Ubalde le retient,
et lui montre le sceptre d’or qu’il porte, et qui leur a été
donné pour dissiper les enchantements.
Ubalde
Celui qui nous envoie a prévu ce danger,
Et nous a montré l’art de nous en dégager.
Ne craignons point Armide ni ses charmes ;
Par ce secours plus puissant que nos armes,
Nous en serons aisément garantis.
Laissez-nous un libre passage,
Monstres, allez cacher votre inutile rage
Dans l’abîme profond dont vous êtes sortis.
Les monstres s’abîment, la vapeur se dissipe, le désert disparaît,
et se change en une campagne agréable, bordée d’arbres chargés de
fruits, et arrosée de ruisseaux.
Le Chevalier danois
Allons chercher Renaud, le ciel nous favorise
Dans notre pénible enreprise.
Ce qui peut flatter nos désirs
Doit à son tour tenter de nous surprendre :
C’est désormais du charme des plaisirs
Que nous aurons à nous défendre.
Ubalde et le Chevalier danois, ensemble
Redoublons nos soins, gardons-nous
Des périls agréables,
Les enchantements les plus doux
Sont les plus redoutables.
Ubalde
On voit d’ici le séjour enchanté
D’Armide et du héros qu’elle aime !
Dans ce palais Renaud est arrêté
Par un charme fatal dont la force est extrême.
C’est là, que ce vainqueur si fier, si redouté,
Oubliant tout jusqu’à lui-même,
Est réduit à languir avec indignité
Dans une molle oisiveté.
Le Chevalier danois
En vain tout l’enfer s’intéresse
Dans l’amour qui séduit un cœur si glorieux :
Si sur ce bouclier Renaud tourne les yeux,
Il rougira de sa faiblesse,
Et nous l’engagerons à partir de ces lieux.
SCÈNE SECONDE
Un démon sous la figure de Lucinde, fille danoise, aimée du
Chevalier danois. Troupe de démons transformés en habitants
champêtres de l’île qu’Armide a choisie pour y retenir Renaud
enchanté.
Ubalde, le Chevalier danois.
4-2 Air, chœur
Lucinde
Voici la charmante retraite
De la félicité parfaite ;
Voici l’heureux séjour
Des jeux et de l’amour.
Le chœur
Voici la charmante retraite
De la félicité parfaite ;
Voici l’heureux séjour
Des jeux et de l’amour.
Les habitants champêtres dansent.
4-3 Gavotte
4-4 Canaries
4-5 Récit, chœur
Ubalde parlant au Chevalier danois
Allons, qui vous retient encore ?
Allons, c’est trop vous arrêter.
Le Chevalier danois
Je vois la beauté que j’adore,
C’est elle, je n’en puis douter.
Lucinde et le chœur
Jamais dans ces beaux lieux notre attente n’est vaine,
Le bien que nous cherchons se vient offrir à nous,
Et pour l’avoir trouvé sans peine
Nous ne l’en trouvons pas moins doux.
4-6 Air, chœur
[Lucinde et] Le chœur
Voici la charmante retraite
De la félicité parfaite,
Voici l’heureux séjour
Des jeux et de l’amour.
4-7 Récit, duo
Lucinde parlant au Chevalier danois
Enfin je vois l’amant pour qui mon cœur soupire :
Je retrouve le bien que j’ai tant souhaité.
Le Chevalier danois
Puis-je voir ici la beauté
Qui m’a soumis à son empire ?
Ubalde
Non, ce n’est qu’un charme trompeur
Dont il faut garder votre cœur.
Le Chevalier danois
Si loin des bords glacés où vous prîtes naissance,
Qui peut vous offrir à mes yeux ?
Lucinde
Par une magique puissance
Armide m’a conduite en ces aimables lieux !
Et je vivais dans la douce espérance
D’y voir bientôt ce que j’aime le mieux.
Goûtons les doux plaisirs que pour nos cœurs fidèles
Dans cet heureux séjour l’amour a préparés.
Le devoir par des lois cruelles
Ne nous a que trop séparés.
Ubalde
Fuyez, faites-vous violence.
Le Chevalier danois
L’amour ne me le permet pas,
Contre de si charmants appas
Mon cœur est sans défense.
Ubalde
Est-ce là cette fermeté
Dont vous vous êtes tant vanté ?
Le Chevalier danois et Lucinde ensemble
Joüissons d’un bonheur extrême,
Hé ! quel autre bien peut valoir
Le plaisir de voir ce qu’on aime ?
Hé ! quel autre bien peut valoir
Le plaisir de vous voir ?
Ubalde
Malgré la puissance infernale,
Malgré vous-même il faut vous détromper.
Ce sceptre d’or peut dissiper
Une erreur si fatale.
Ubalde touche Luncinde avec le sceptre d’or qu’il tient,
et Lucinde disparaît aussitôt.
SCÈNE TROISIÈME
Le Chevalier danois, Ubalde.
4-8 Prélude, air, récit
Le Chevalier danois
Je tourne en vain les yeux de toutes parts,
Je ne vois plus cette beauté si chère.
Elle échappe à mes regards
Comme une vapeur légère.
Ubalde
Ce que l’amour a de charmant
N’est qu’une illusion qui ne laisse après elle
Qu’une honte éternelle.
Ce que l’amour a de charmant
N’est qu’un funeste enchantement.
Le Chevalier danois
Je vois le danger où s’expose
Un cœur qui ne fuit pas un charme si puissant.
Que vous êtes heureux si vous êtes exempt
Des faiblesses que l’amour cause !
Ubalde
Non, je n’ai point gardé mon cœur jusqu’à ce jour,
Près de l’objet que j’aime il m’était doux de vivre ;
Mais quand la gloire ordonne de la suivre
Il faut laisser gémir l’amour.
Des charmes les plus forts la raison me dégage.
Rien ne nous doit ici retenir davantage ;
Profitons des conseils que l’on nous a donnés.
SCÈNE QUATRIÈME
Un démon sous la figure de Mélisse fille italienne aimée d’Ubalde,
le Chevalier danois, Ubalde.
4-9 Récit, duo
Mélisse
D’où vient que vous vous détournez
De ces eaux et de cet ombrage ?
Goûtez un doux repos, étrangers fortunés ;
Delassez-vous ici d’un pénible voyage.
Un favorable sort vous appelle au partage
Des biens qui vous sont destinés.
Ubalde
Est-ce vous charmante Mélisse ?
Mélisse
Est-ce vous cher Amant ? est-ce vous que je vois ?
Ubalde et Mélisse ensemble
Au rapport de mes sens je n’ose ajouter foi.
Se peut-il qu’en ces lieux l’amour nous réunisse ?
Mélisse
Est-ce vous cher Amant ? est-ce vous que je vois ?
Ubalde
Est-ce vous charmante Mélisse ?
Le Chevalier danois
Non, ce n’est qu’un charme trompeur
Dont il faut garder votre cœur.
Fuyez, faites vous violence.
Mélisse
Pourquoi faut-il encor m’arracher mon Amant ?
Faut-il ne nous voir qu’un moment
Après une si longue absence ?
Je ne puis consentir à votre éloignement ;
Je n’ai que trop souffert un si cruel tourment,
Et je mourrai s’il recommence.
Ubalde et Mélisse ensemble
Faut-il ne nous voir qu’un moment
Après une si longue absence ?
Le Chevalier danois
Est-ce là cette fermeté
Dont vous vous êtes tant vanté ?
Sortez de votre erreur, la raison vous appelle.
Ubalde
Ah ! que le raison est cruelle !
Si je suis abusé, pourquoi m’en avertir ?
Que mon erreur me paraît belle !
Que je serais heureux de n’en jamais sortir !
Le Chevalier danois
J’aurai soin, malgré vous, de vous en garantir.
4-10 Prélude
Le Chevalier danois ôte le sceptre d’or des mains d’Ubalde,
il en touche Mélisse, et la fait disparaître.
4-11 Récit, duo
Ubalde
Que devient l’objet qui m’enflamme ?
Mélisse disparaît soudain !
Ciel ! faut-il qu’un fantôme vain,
Cause tant de trouble à mon âme ?
Le Chevalier danois
Ce que l’amour a de charmant
N’est qu’une illusion qui ne laisse après elle
Qu’une honte éternelle.
Ce que l’amour a de charmant
N’est qu’un funeste enchantement.
Ubalde et le Chevalier danois
Ce que l’amour a de charmant
N’est qu’un funeste enchantement.
Ubalde
D’une nouvelle erreur songeons à nous défendre.
Évitons de trompeurs attraits.
Ne nous détournons plus du chemin qu’il faut prendre
Pour arriver à ce palais.
Ubalde et le Chevalier danois
Fuyons les douceurs dangeureuses
Des illusions amoureuses :
On s’égare quand on les suit ;
Heureux qui n’en est pas séduit !
4-12 Entr’acte
Fin du quatrième acte.
ACTE CINQUIÈME
Le théâtre change, et représente le palais enchanté d’Armide.
SCÈNE PREMIÈRE
Renaud, Armide.
5-1 Ritournelle
5-2 Récit, duo
Renaud sans armes, et paré de guirlandes de fleurs
Armide, vous m’allez quitter !
Armide
J’ai besoin des enfers, je vais les consulter ;
Mon art veut de la solitude.
L’amour que j’ai pour vous cause l’inquiétude
Dont me cœur se sent agité.
Renaud
Armide vous m’aller quitter !
Armide
Voyez en quels lieux je vous laisse.
Renaud
Puis-je rien voir que vos appas ?
Armide
Les plaisirs vous suivront sans cesse.
Renaud
En est-il où vous n’êtes pas ?
Armide
Un noir pressentiment me trouble et me tourmente,
Il m’annonce un malheur que je veux prévenir ;
Et plus notre bonheur m’enchante,
Plus je crains de le voir finir.
Renaud
D’une vaine terreur pouvez-vous être atteinte,
Vous qui faites trembler le ténébreux séjour ?
Armide
Vous m’apprenez à connaître l’amour,
L’amour m’apprend à connaître la crainte.
Vous brûliez pour la gloire avant que de m’aimer,
Vous la cherchiez partout d’une ardeur sans égale :
La gloire est une rivale
Qui doit toujours m’alarmer.
Renaud
Que j’étais insensé de croire
Qu’un vain laurier donné par la victoire,
De tous les biens fut le plus précieux !
Tout l’éclat dont brille la gloire
Vaut-il un regard de vos yeux ?
Est-il un bien si charmant et si rare
Que celui dont l’amour veut combler mon espoir ?
Armide
La sévère raison et le devoir barbare
Sur les héros n’ont que trop de pouvoir.
Renaud
J’en suis plus amoureux plus la raison m’éclaire.
Vous aimer, belle Armide, est mon premier devoir,
Je fais ma gloire de vous plaire,
Et tout mon bonheur de vous voir.
Armide
Que sous d’aimables lois mon âme est asservie !
Renaud
Qu’il m’est doux de vous voir partager ma langueur.
Armide
Qu’il m’est doux d’enchaîner un si fameux vainqueur !
Renaud
Que mes fers sont dignes d’envie !
Renaud et Armide ensemble
Aimons-nous, tout nous y convie.
Ah ! si vous aviez la rigueur
De m’ôter votre cœur,
Vous m’ôteriez la vie.
Renaud
Non, je perdrai plutôt le jour,
Que d’éteindre ma flamme.
Armide
Non, rien ne peut changer mon âme.
Renaud
Non, je perdrai plutôt le jour,
Que de me dégager d’un si charmant amour.
Renaud et Armide chantent ensemble les derniers vers qu'ils ont
chantés séparément.
Non, je perdrai plutôt le jour
Que d’éteindre ma flamme.
Non, rien ne peut changer mon âme.
Non, je perdrai plutôt le jour
Que de me dégager d’un si charmant amour.
Armide
Témoins de notre amour extrême,
Vous, qui suivez mes lois dans ce séjour heureux
Jusques à mon retour par d’agréables jeux :
Occupez le héros que j’aime.
Les Plaisirs, et une troupe d’amants fortunés, et d’amantes heureuses,
viennent divertir Renaud par des chants et par des danses.
SCÈNE SECONDE
Renaud. Les Plaisirs. Troupe d’amants fortunés, et d’amantes heureuses.
5-3 Passacaille, air, chœur
Un amant fortuné et les chœurs
Les plaisirs ont choisi pour asile
Ce séjour agréable et tranquille.
Que ces lieux sont charmants,
Pour les heureux amants !
C’est l’amour qui retient dans ses chaînes
Mille oiseaux qu’en nos bois nuit et jour on entend.
Si l’amour ne causait que des peines,
Les oiseaux amoureux ne chanteraient pas tant.
Jeunes cœurs, tout vous est favorable.
Profitez d’un bonheur peu durable.
Dans l’hiver de nos ans, l’amour ne règne plus.
Les beaux jours que l’on perd sont pour jamais perdus.
Les plaisirs ont choisi pour asile
Ce séjour agréable et tranquille.
Que ces lieux sont charmants,
Pour les heureux amants !
5-4 Récit
Renaud
Allez, éloignez-vous de moi,
Doux Plaisirs, attendez qu’Armide vous ramène.
Sans la beauté qui me tient sous sa loi,
Rien ne me plaît, tout augmente ma peine.
Allez, éloignez-vous de moi,
Doux plaisirs, attendez qu’Armide vous ramène.
Les Plaisirs, les amants fortunés, et les amantes heureuses se
retirent.
SCÈNE TROISIÈME
Renaud. Ubalde. Le chevalier danois.
5-5 Prélude
5-6 Récit
Ubalde
Il est seul ; profitons d’un temps si précieux.
Ubalde présente le bouclier de diamant aux yeux de Renaud.
Renaud
Que vois-je ? quel éclat me vient frapper les yeux ?
Ubalde
Le ciel veut vous faire connaître
L’erreur dont vos sens sont séduits.
Renaud
Ciel ! quelle honte de paraître
Dans l’indigne état où je suis !
Ubalde
Notre général vous rappelle ;
La victoire vous garde une palme immortelle.
Tout doit presser votre retour.
De cent divers climats chacun court à la guerre ;
Renaud seul, au bout de la terre,
Caché dans un charmant séjour,
Veut-il suivre un honteux amour ?
Renaud
Vains ornements d’une indigne mollesse,
Ne m’offrez plus vos frivoles attraits :
Restes honteux de ma faiblesse,
Allez, quittez-moi pour jamais.
Renaud arrache les guirlandes de fleurs et les autres ornements
inutiles dont il est paré. Il reçoit le bouclier de diamant que lui
donne Ubalde, et une épée que lui présente le chevalier danois.
Le chevalier danois
Dérobez-vous aux pleurs d’Armide.
C’est l’unique danger dont votre âme intrépide
A besoin de se garantir.
Dans ces lieux enchantés la volupté préside,
Vous n’en sauriez trop tôt sortir.
Renaud
Allons, hâtons-nous de partir.
SCÈNE QUATRIÈME
Armide, Renaud, Ubalde, le chevalier danois.
5-7 Récit
Armide suivant Renaud
Renaud ? ciel ! ô mortelle peine !
Vous partez ! Renaud ! vous partez !
Démons, suivez ses pas, volez, et l’arrêtez.
Hélas ! tout me trahit, et ma puissance est vaine !
Renaud ! ciel ! ô mortelle peine !
Mes cris ne sont pas écoutés !
Vous partez ! Renaud ! vous partez !
Renaud s’arrête pour écouter Armide qui continue à lui parler.
Si je ne vous vois plus, croyez-vous que je vive ?
Ai-je pu mériter un si cruel tourment ?
Au moins, comme ennemi, si ce n’est comme amant,
Emmenez Armide captive.
J’irai dans les combats, j’irai m’offrir aux coups
Qui seront destinés pour vous :
Renaud, pourvu que je vous suive,
Le sort le plus affreux me paraîtra trop doux.
Renaud
Armide, il est temps que j’évite
Le péril trop charmant que je trouve à vous voir.
La gloire veut que je vous quitte,
Elle ordonne à l’amour de céder au devoir.
Si vous souffrez, vous pouvez croire
Que je m’éloigne à regret de vos yeux,
Vous régnerez toujours dans ma mémoire ;
Vous serez après la gloire
Ce que j’aimerai le mieux.
Armide
Non, jamais de l’amour tu n’as senti le charme.
Tu te plais à causer de funestes malheurs.
Tu m’entends soupirer, tu vois couler mes pleurs,
Sans me rendre un soupir, sans verser une larme.
Par les nœuds les plus doux je te conjure en vain ;
Tu suis un fier devoir, tu veux qu’il nous sépare.
Non, non, ton cœur n’a rien d’humain,
Le cœur d’un tigre est moins barbare.
Je mourrai si tu pars, et tu n’en peux douter,
Ingrat, sans toi je ne puis vivre.
Mais après mon trépas ne crois pas éviter
Mon ombre obstinée à te suivre.
Tu la verras s’armer contre ton cœur sans foi.
Tu la trouveras inflexible !
Comme tu l’as été pour moi ;
Et sa fureur, s’il est possible
Égalera l’amour dont j’ai brûlé pour toi…
Ah ! la lumière m’est ravie !
Barbare, est-tu content ?
Tu jouis, en partant
Du plaisir de m’ôter la vie.
Armide tombe et s’évanouit.
Renaud
Trop malheureuse Armide ! hélas !
Que ton destin est déplorable.
Ubalde et le chevalier danois
Il faut partir, hâtez vos pas,
La gloire attend de vous un cœur inébranlable.
Renaud
Non, la gloire n’ordonne pas
Qu’un grand cœur soit impitoyable.
Ubalde et le chevalier danois emmenant Renaud malgré lui
Il faut vous arracher aux dangereux appas
D’un objet trop aimable.
Renaud
Trop malheureuse Armide, hélas !
Que ton destin est déplorable !
SCÈNE CINQUIÈME ET DERNIÈRE
Armide seule.
5-8 Air
Armide
Le perfide Renaud me fuit ;
Tout perfide qu’il est, mon lâche cœur le suit.
Il me laisse mourante, il veut que je périsse.
À regret je revois la clarté qui me luit ;
L’horreur de l’éternelle nuit
Cède à l’horreur de mon supplice.
Le perfide Renaud me fuit ;
Tout perfide qu’il est, mon lâche cœur le suit.
Quand le barbare était en ma puissance,
Que n’ai-je cru la haine et la vengeance !
Que n’ai-je suivi leurs transports !
Il m’échappe, il s’éloigne, il va quitter ces bords ;
Il brave l’enfer et ma rage ;
Il est déjà près du rivage,
Je fais pour m’y traîner d’inutiles efforts.
Traître, attends… je le tiens… je tiens son cœur perfide.
Ah ! je l’immole à ma fureur…
Que dis-je ? où suis-je ? hélas ! infortunée Armide !
Où t’emporte une aveugle erreur ?
L’espoir de la vengeance est le seul qui me reste.
Fuyez, plaisirs, fuyez, perdez tous vos attraits.
Démons, détruisez ce palais.
Partons, et s’il se peut, que mon amour funeste
Demeure enseveli dans ces lieux pour jamais.
Les démons détruisent le palais enchanté, et Armide part sur un char
volant.
Fin du cinquième et dernier acte.