TARARE
PROLOGUE
SCÈNE PREMIÈRE
La Nature et les Vents déchainés.
L’ouverture fait entendre un bruit violent dans les airs, un choc
terrible de tous les éléments. La toile, en se levant, ne montre que
des nuages qui roulent, se déchirent, et laissent voir les Vents
déchainés; ils forment, en tourbillonnant, des danses de la plus
violente agitation.
La Nature s’avance au milieu d’eux, une baguette à la main, ornée de
tous les attributs qui la caractérisent, et leur dit impérieusement :
La Nature
C’est assez troubler l’univers,
Vents furieux, cessez d’agiter l’air et l’onde.
C’est assez. Reprenez vos fers ;
Que le seul Zéphyr règne au monde.
L’ouverture, le bruit et le mouvement continuent.
Chœur des Vents
Ne tourmentons plus l’univers :
Cessons d’agiter l’air et l’onde.
Malheureux ! reprenons nos fers,
L’heureux Zéphyr seul règne au monde.
Ils se précipitent dans les nuages inférieurs. Le Zéphir s’élève dans
les airs. L’ouverture et le bruit s’appaisent par degrés ; les nuages
se dissipent ; tout devient harmonieux et calme. On voit une campagne
superbe, et Le Génie du Feu descend dans un nuage brillant, du côté
de l’orient.
SCÈNE DEUXIÈME
Le Génie du Feu, La Nature.
Le Génie du Feu
De l’orbe éclatant du soleil,
Admirant des cieux la structure,
Je vous ai vue, belle Nature,
Disposer sur la terre un superbe appareil.
La Nature
Génie ardent de la sphère enflammée,
Par qui la mienne est animée,
À mes travaux donnez quelques moments.
De toutes les races passées,
Dans l’immensité dispersées,
Je rassemble les éléments,
Pour en former une race prochaine
De la risible espèce humaine,
Aux dépens des êtres vivants.
Le Génie du Feu
Ce pouvoir absolu que vous avez sur elle,
L’exercez-vous aussi sur les individus ?
La Nature
Oui, si je descendais à quelque soins perdus !
Mais, pour moi, qu’est une parcelle,
À travers ces foules d’humains,
Que je répands à pleines mains
Sur cette terre, pour y naître,
Briller un instant, disparaître,
Laissant à des hommes nouveaux
Pressés comme eux, dans la carrière,
De main en main, les courts flambeaux
De leur existence éphémère ?
Le Génie du Feu
Au moins, vous employez des éléments plus purs,
Pour former les puissants et les grands d’un empire ?
La Nature
C’est leur langage, il faut bien en sourire :
Un noble orgueil les en rend presque surs.
Mais voyez comme la Nature
Les verse par milliers, sans choix et sans mesure.
(Elle fait une espece de conjuration.)
Froids humains, non encor vivants ;
Atômes perdus dans l’espace :
Que chacun de vos éléments,
Se rapproche et prenne sa place,
Suivant l’ordre, la pesanteur,
Et toutes les loix immuables
Que l’éternel dispensateur
Impose aux êtres vos semblables.
Humains, non encore existants,
À mes yeux paraissez vivants.
SCÈNE TROISIÈME
Le Génie du Feu, la Nature, foule d’Ombres des deux sexes.
Chœur d'Ombres
Quel charme inconnu nous attire ?
Nos cœurs en sont épanouis.
D’un plaisir vague je soupire ;
Je veux l’exprimer ; je ne puis.
En jouissant, je sens que je désire ;
En désirant, je sens que je jouis.
Quel charme inconnu nous attire ?
Nos cœurs en sont épanouis.
Le Génie du Feu (à la Nature)
Privés des doux liens que donne la naissance ;
Quels seront leurs rangs et leurs soins ?
Et comment pourvoir aux besoins
D’une aussi soudaine croissance ?
La Nature
J’amuse vos yeux un moment,
De leur forme prématurée ;
S’ils pouvaient aimer seulement,
Vous reverriez le règne heureux d’Astrée.
Le Génie du Feu
Quel intérêt peut les occuper tous ?
La Nature
Nul, je crois.
Le Génie du Feu (s'adressant aux ombres)
Nul, je crois.Qu’êtes-vous ? et que demandez-vous ?
Altamort (l'Ombre)
Nous ne demandons pas, nous sommes.
Le Génie du Feu
Qui vous a mis au rang des hommes ?
Arthénée (l'Ombre)
Qui l’a voulu, que nous importe à nous ?
Le Génie du Feu
Comme ils sont froids, sans passions, sans gouts !
Que leur ignorance est profonde !
La Nature
Ah ! je les ai formés sans vous.
Brillant Soleil, en vain la Nature est féconde ;
Sans un rayon de votre feu sacré,
Mon œuvre est morte et son but égaré.
Le Génie du Feu
Gloire à l’éternelle sagesse,
Qui, créant l’immortel amour,
Voulut que, par sa seule ivresse,
L’être sensible obtînt le jour.
Ah ! si ma flamme ardente et pure
N’eût pas embrasé votre sein,
Stérile amant de la Nature,
J’eusse été formé sans dessein.
Un mot encor ; c’est une ombre femelle.
(à l’ombre)
Aimable enfant, voulez-vous être belle ?
Une Ombre femelle
Belle ?
Le Génie du Feu
Belle ?Vous rougissez !
Une Ombre femelle
Belle ? Vous rougissez !Suis-je donc sans appas ?
Le Génie du Feu
Son instinct la trahit, mais ne la trompe pas !
La Nature (souriant)
Il peut au moins la compromettre.
Le Génie du Feu (à l'ombre de Spinette)
Et vous dont les regards causeront cent débats ?
L'Ombre de Spinette (avec feu)
Je voudrais… je voudrais… je voudrais tout soumettre.
Le Génie du Feu
Ô ! Nature !
La Nature (souriant)
Ô ! Nature !J’ai tort ; devant vous j’ai trahi,
Sur ses plus doux secrets, mon sexe favori.
Le Génie du Feu (à l'ombre d'Astasie)
Mais vous, jeune beauté, qui semblez animée,
Voudriez-vous à tous donner aussi la loi ?
L'Ombre d'Astasie
Que je sois seulement aimée…
Il n’est que ce bonheur pour moi.
La Nature
Tu le seras, sous le nom d’Astasie,
Et Tarare obtiendra ta foi.
Astasie (émue, la main sur son cœur)
Tarare !
La Nature
Tarare !Je te fais un sort digne d’envie.
Astasie
Je n’en sais rien.
La Nature
Je n’en sais rien.Moi, je le sais pour toi.
Le Génie du Feu
Voyez quelle rougeur à ce nom l’a saisie !
La Nature (au Génie)
Qu’un jeune cœur, malaisément,
Voile son trouble au doux moment
Où l’amour va s’en rendre maître !
Moi-même, après de longs hivers,
Quand vous ranimez l’univers,
Mes premiers soupirs font renaître
Les fleurs qui parfument les airs.
Le Génie du Feu (montrant les deux ombres d'Atar et de Tarare)
Que sont ces deux superbes ombres,
Qui semblent menacer, taciturnes et sombres ?
La Nature
Rien : mais dites un mot ; assignant leur état,
Je fais un roi de l’une et de l’autre un soldat.
Le Génie du Feu
Permettez ; ce grand choix les touchera peut-être.
La Nature
J’en doute.
Le Génie du Feu
J’en doute.Un de vous deux est roi : lequel veut l’être ?
Atar
Roi ?
Tarare
Roi ?Roi ?
Atar et Tarare
Roi ? Roi ?Je ne m’y sens aucun empressement.
La Nature
Enfants, il vous manque de naître,
Pour penser bien différemment.
Le Génie du Feu (les examine)
Mon œil, entr’eux, cherche un roi préférable ;
Mais que je crains mon jugement !
Nature, l’erreur d’un moment
peut rendre un siècle misérable.
La Nature (aux deux ombres)
Futurs mortels, prosternez-vous,
Avec respect attendez en silence
Le rang qu’avant votre naissance,
Vous allez recevoir de nous.
(Les deux ombres se prosternent ; et pendant que le Génie hésite
dans son choix, toutes les ombres curieuses chantent le chœur
suivant, en les enveloppant.)
Chœur d'Ombres
Quittons nos jeux, accourrons tous :
Deux de nos frères à genoux
Reçoivent l’arrêt de leur vie.
Le Génie du Feu (impose les mains à l'une des deux ombres)
Sois l’empereur Atar ; despote de l’Asie,
Règne à ton gré dans le palais d’Ormus.
(À l'autre ombre.)
Et toi, soldat, formé de parents inconnus,
Gémis longtemps de notre fantaisie.
La Nature
Vous l’avez fait soldat ; mais n’allez pas plus loin :
C’est Tarare. Bientôt vous serez le témoin
De leur dissemblance future.
(Aux deux ombres.)
Enfants, embrassez-vous : égaux par la nature,
Que vous en serez loin dans la société :
De la grandeur altière à l’humble pauvreté,
Cet intervalle immense est désormais le vôtre.
À moins que de Brama la puissante bonté,
Par un décret prémédité,
Ne vous rapproche l’un de l’autre,
Pour l’exemple des rois et de l’humanité.
Quatre Ombres principales en chœur
Ô bienfaisante déité !
Ne souffrez pas que rien altère
Notre touchante égalité ;
Qu’un homme commande à son frère !
(L'ombre d'Atar seule ne chante pas, et s'éloigne avec hauteur ;
le Génie du Feu la fait remarquer à la Nature.)
La Nature (au Génie du Feu)
C’est assez. Éteignons en eux,
Ce germe d’une grande idée,
Faite pour des climats et des temps plus heureux.
(À toutes les ombres.)
Tels qu’une vapeur élancée,
Par le froid en eau condensée,
Tombe et se perd dans l’océan ;
Futurs mortels, rentrez dans le néant.
Disparaissez.
(Au Génie du Feu.)
Disparaissez.Et nous, dont l’essence profonde
Dévore l’espace et le temps ;
Laissons en un clin d’œil écouler quarante ans ;
Et voyons-les agir sur la scène du monde.
La Nature et le Génie du Feu s’élèvent dans les nuages,
dont la masse redescend et couvre toute la scène.
Chœur d'Esprits aériens
Gloire à l’éternelle sagesse,
Qui, créant l’éternel amour,
Voulut que par se seule ivresse
L’être sensible obtînt le jour.
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIÈRE
Les nuages qui couvrent le thèâtre s'élèvent ;
on voit une salle du palais d'Atar.
Atar, Calpigi.
Atar (en entrant, violemment)
Laisse-moi, Calpigi !
Calpigi
Laisse-moi, Calpigi !La fureur vous égare.
Mon maître ! ô roi d’Ormus ! grâce, grâce à Tarare !
Atar
Tarare ! encor Tarare ! Un nom abject et bas,
Pour ton organe impur, a donc bien des appas !
Calpigi
Je lui dois d’être à vous, seigneur, faites-lui grâce.
Atar
Qui, moi, je souffrirais qu’un soldat eût l’audace
D’être toujours heureux, quand son roi ne l’est pas !
Calpigi
A travers le torrent d’Arsace,
Il vous a sauvé du trépas ;
Et vous l’avez nommé chef de votre milice.
Atar
Ah ! combien je l’ai regretté !
Son orgueilleuse humilité,
Le respect d’un peuple hébété,
Son air, jusqu’à son nom… Cet homme est mon supplice.
Où trouve-t-il, dis-moi, cette félicité ?
Est-ce dans le travail, ou dans la pauvreté ?
Calpigi
Dans son devoir. Il sert avec simplicité
Le ciel, les malheureux, la patrie et son maître.
Atar
Lui ? c’est un humble fastueux,
Dont l’orgueil est de le paraître :
L’honneur d’être cru vertueux
Lui tient lieu du bonheur de l’être :
Il n’a jamais trompé mes yeux.
Calpigi
Vous tromper, lui, Tarare !
Atar
Vous tromper, lui, Tarare !Ici la loi des Brames,
Permet à tous un grand nombre de femmes ;
Il n’en a qu’une, et s’en croit plus heureux,
Mais nous l’aurons cet objet de ses vœux ;
En la perdant il gémira peut-être.
Calpigi
Il en mourra !
Atar
Il en mourra !Tant mieux. Oui, le fils du grand-prêtre,
Altamort a reçu mon ordre cette nuit.
Il vole à la rive opposée,
Avec sa troupe déguisée :
En son absence il va dévaster son réduit.
Il ravira sur-tout son Astasie,
Ce miracle, dit-on, des beautés de l’Asie.
Calpigi
Eh ! quel est donc son crime, hélas !
Atar
D’être heureux, Calpigi, quand son roi ne l’est pas,
De faire partout ses conquêtes
Des cœurs que j’avais autrefois…
Calpigi
Ah ! pour tourner toutes les têtes,
Il faut si peu de chose aux rois !
Atar
D’avoir, par un manège habile,
Entraîné le peuple imbécile.
Calpigi
Il est vrai, son nom adoré,
Dans la bouche de tout le monde,
Est un proverbe révéré.
Parle-t-on des fureurs de l’onde,
Ou du fléau le plus fatal ;
Tarare ! est l’écho général :
Comme si ce nom secourable
Eloignait, rendait incroyable
Le mal, hélas ! le plus certain…
Atar (en colère)
Finiras-tu, méprisable chrétien ?
Eunuque vil et détestable ;
La mort devrait…
Calpigi
La mort devrait…La mort, la mort, toujours la mort !
Ce mot éternel me désole :
Terminez une fois mon sort ;
Et puis cherchez qui vous console
Du triste ennui de la satiété,
De l’oisiveté,
De la royauté.
(Il s'eloigne.)
Atar (furieux)
Je punirai cet excès d’arrogance.
SCÈNE DEUXIÈME
Les précédents, Altamort.
Atar
Mais qu’annonce Altamort, à mon impatience ?
Altamort
Mon maître est obéi ; tout est fait, rien n’est su.
Atar
Astasie ?
Altamort
Astasie ?Est à toi, sans qu’on m’ait apperçu,
Sans qu’elle ait deviné qui la veut, qui l’enlève.
Atar
Au rang de mes vizirs, Altamort, je t’élève.
(à Calpigi)
Pour la bien recevoir sont-ils tous préparés ?
Le serrail est-il prêt, les jardins décorés,
Calpigi ?
Calpigi
Calpigi ?Tout, Seigneur.
Atar
Calpigi ? Tout, Seigneur.Qu’une superbe fête,
Demain, de ma grandeur enivre ma conquête.
Calpigi
Demain ? Le terme est court.
Atar (en colère)
Demain ? Le terme est court.Malheureux !
Calpigi (víte)
Demain ? Le terme est court. Malheureux !Vous l’aurez.
Atar
J’ai parlé : tu m’entends ? S’il manque quelque chose…
Calpigi
Manquer ! chacun sait trop à quel mal il s’expose.
SCÈNE TROISIÈME
Tous les acteurs précédents, Spinette, Odalisques, Esclaves du
serrail des deux sexes.
Tout le serrail entre et se range en haie; quatre esclaves noir
portent Astasie couverte d'un grand voile noir, de la tête aux pieds.
Chœur d'esclaves du serrail
(On dance pendant le chœur.)
Dans les plus beaux lieux de l’Asie,
Avec la suprême grandeur,
L’amour met aux pieds d’Astasie,
Tout ce qui donne le bonheur.
Ce n’est point dans l’humble retraite,
Qu’un cœur généreux le ressent ;
Et la beauté la plus parfaite,
Doit régner sur le plus puissant.
Atar
(On la dévoile.)
Que tout s’abaisse devant elle.
Astasie
(On se prosterne.)
O sort affreux, dont l’horreur me poursuit !
Du sein d’une profonde nuit,
Quelle clarté triste et nouvelle…
Où suis-je ? Tout mon corps chancelle.
Spinette
Dans le palais d’Atar.
Atar
Dans le palais d’Atar.Calpigi, qu’elle est belle !
Astasie (se levant)
Dans le palais d’Atar ! Ah ! quelle indignité !
Atar (s’approche)
D’Atar qui vous adore.
Astasie
D’Atar qui vous adore.Et c’est la récompense,
Ô mon époux, de ta fidélité !
Atar
Mes bienfaits laveront cette légère offense.
Astasie
Quoi, cruel ! par cet attentat,
Vous payez la foi d’un soldat
Qui vous a conservé la vie !
Vous lui ravissez Astasie !
(Levant les mains au ciel.)
Grand Dieu ! ton pouvoir infini,
Laissera-t-il donc impuni
Ce crime atroce d’un parjure,
Et la plus exécrable injure !
Ô Brama ! Dieu vengeur !…
(Elle s'évanouit. Des femmes la soutiennent. On l'assied.)
Calpigi
Ô Brama ! Dieu vengeur !…Quel effrayant transport !
Un esclave (accourant)
Le voile de la mort a couvert sa paupière.
Atar
Quoi ! malheureux ! tu m’annonces sa mort !
Meurs, toi-même.
(Il le poignard. Courant vers Astasie.)
Meurs, toi-même.Et vous tous, rendez à la lumière
L’objet de mon funeste amour.
À sa douleur tremblez qu’il ne succombe ;
Répondez-moi de son retour,
Ou je lui fais de tous une horrible hécatombe.
(Revenant à elle apperçoit l'esclave renversé, qu'on enlève.)
Astasie
Dieux ! quel spectacle a glacé mes esprits !
Atar
Je suis heureux, vous êtes ranimée.
Un lâche esclave par ses cris,
M’alarmait sur ma bien-aimée ;
De son vil sang la terre est arrosée :
Un coup de poignard est le prix
De la frayeur qu’il m’a causée.
Astasie (joignant les mains)
Ô Tarare ! ô Brama ! Brama !
(Elle retombe, on l’assied.)
Atar
Dans le serrail qu’on la transporte :
Que cent eunuques, à sa porte,
Attendent les ordres d’Irza.
(Le nom d'Irza signifie: « La plus belle fleur des plus belles fleurs
ècloses aux premiers soleils du primtems de l'Orient de l'Asie ». Tant
les langues orientales ont d'avantages sur les nôtres. Lisez les Mille
et une nuit, et tous le contes arabes.)
C’est le doux nom qu’à ma belle j’impose ;
C’est mon Irza, plus fraîche que la rose
Que je tenais lorqu’elle m’embrasa.
(Les esclaves noirs portent Astasie dans le serrail; tous la suivent.)
SCÈNE QUATRIÈME
Atar, Calpigi, Altamort, Spinette.
Calpigi
Qui voulez-vous, Seigneur, auprès d’elle qu’on mette ?
Atar
L’européanne ; allez.
Calpigi
L’européanne ; allez.L’intrigante Spinette ?
Atar
Elle-même.
Calpigi
Elle-même.En effet, nulle ici ne sait mieux
Comment il faut réduire un cœur né scrupuleux.
Spinette
Oui, Seigneur, je veux la réduire,
Vous livrer son cœur, et l’instruire
Du respect, du retour qu’elle doit à vos feux.
(Montrant Calpigi.)
Et… si ce grand succès consterne
Le chef… puissant qui vous gouverne,
Mon maître appréciera le zèle de tous deux.
Atar
Je l’enchaîne à tes pieds, si tu remplis mes vœux.
(Spinette et Calpigi sortent en se menaçant.)
SCÈNE CINQUIÈME
Urson, Atar, Altamort, Esclaves.
Urson
Seigneur, c’est ce guerrier, du peuple la merveille…
Atar
Garde-toi que son nom offense mon oreille !
Urson
Il pleure ; autour de lui tout le peuple empressé
Dit tout haut, qu’en ses vœux il doit être exaucé.
Atar
Tu dis qu’il pleure, qu’il soupire ?
Urson
Ses traits en sont presque effacés.
Atar
Urson, qu’il entre ; c’est assez.
(à Altamort)
Il est malheureux… Je respire.
SCÈNE SIXIÈME
Tarare, Altamort, Atar.
Atar
Que me veux-tu, brave soldat ?
Tarare (avec un grand trouble)
Ô mon roi ! prends pitié de mon affreux état.
En pleine paix, un avare corsaire
Comble sur moi les horreurs de la guerre.
Tous mes jardins sont ravagés,
Mes esclaves sont égorgés,
L’humble toit de mon Astasie
Est consumé par l’incendie…
Atar
Grâce au Ciel, mes serments vont être dégagés !
Soldat qui m’as sauvé la vie,
Reçois en pur don ce palais
Que dix mille esclaves malais
Ont construit d’ivoire et d’ébène :
Ce palais, dont l’aspect riant
Domine la fertile plaine,
Et la vaste mer d’orient.
Là, cent femmes de Circassie,
Pleines d’attraits et de pudeur,
Attendront l’ordre de ton cœur,
Pour t’enivrer des trésors de l’Asie.
Puisse de ton bonheur l’envieux s’irriter !
Puisse l’infame calomnie,
Pour te perdre, en vain s’agiter !…
Altamort (bas)
Mais, seigneur, ta hautesse oublie…
Atar (bas)
Je l’élève, Altamort, pour le précipiter.
(haut)
Allez, vizir, que l’on publie…
Tarare
Ô mon roi ! ta bonté doit se faire adorer.
Des maux du sort mon âme est peu saisie ;
Mais celui de mon cœur ne peut se réparer,
Le barbare emmène Astasie.
Atar (avec un signe d'intelligence)
Quelle est cette femme, Altamort ?
Altamort
Seigneur, si j’en crois son transport,
Quelque esclave jeune et jolie.
Tarare
Une esclave ! une esclave ! excuse, ô roi d’Ormus !
A ce nom odieux tous mes sens sont émus.
Astasie est une déesse.
Dans mon cœur souvent combattu,
Sa voix sensible, enchanteresse,
Faisait triompher la vertu.
D’une ardeur toujours renaissante,
J’offrais sans cesse à sa beauté,
Sans cesse à sa beauté touchante,
L’encens pur de la volupté.
Elle tenait mon âme active
Jusque dans le sein du repos :
Ah ! faut-il que ma voix plaintive
En vain la demande aux échos ?
Atar
Quoi ! soldat ! pleurer une femme !
Ton roi ne te reconnaît pas.
Si tu perds l’objet de ta flamme,
Tout un serrail t’ouvre ses bras.
Pour une beauté, quelques charmes,
On peut retrouver mille attraits,
Mais l’honneur qu’on perd dans les larmes,
On ne le retrouve jamais !
Tarare (suppliant)
Seigneur !
Atar
Seigneur !Qu’as-tu donc fait de ton mâle courage ?
Toi qu’on voyait rugir dans les combats,
Toi qui forças un torrent à la nage,
En transportant ton maître dans tes bras !
Le fer, le feu, le sang et le carnage
N’ont jamais pu t’arracher un soupir ;
Et l’abandon d’une esclave volage
Abat ton âme et la force à gémir !
Tarare (vivement)
Seigneur, si j’ai sauvé ta vie,
Si tu daignes t’en souvenir,
Laisse-moi venger Astasie
Du traître qui l’osa ravir.
Permets que, déployant ses ailes,
Un léger vaisseau de transport
Me mène vers ces infidèles,
Chercher Astasie ou la mort.
SCÈNE SEPTIÈME
Calpigi, Atar, Altamort, Tarare.
Atar
Que veux-tu, Calpigi ?
(bas)
Que veux-tu, Calpigi ?Sois inintelligible.
Calpigi
Mon maître, cette Irza si chère à ton amour…
Atar
Eh bien ?
Calpigi
Eh bien ?Elle est rendue à la clarté du jour.
Tarare (exalté)
Atar, ta grande âme est sensible,
La joie a brillé dans tes yeux.
(Un genou en terre.)
Par cette Irza, sultan, sois généreux,
À mes maux deviens accessible.
Atar
Dis-moi, Tarare, es-tu bien malheureux ?
Tarare
Si je le suis ! ah ! peut-être elle expire !
Atar
Souhaite devant moi qu’Irza cède à mes vœux :
Je fais ce que ton cœur désire.
Calpigi (à part)
Grand dieux ! je sers un homme affreux !
Tarare (se levant, dit avec feu)
Charmante Irza, qu’est-ce donc qui t’arrête ?
Le fils des dieux n’est-il pas ta conquête ?
Puisse-t-il trouver dans tes yeux
Ce pur feu dont il étincelle !
Rends, Irza, rends mon maître heureux…
(Calpigi lui fait un signe négatif pour qu'il n'achève pas son vœu.)
…si tu le peux sans etre criminelle.
Atar
Brave Altamort, avant le point du jour,
Demain qu’une escadre soit prête
À partir du pied de la tour.
Suis mon soldat, sers son amour
Dans les combats, dans la tempête.
(Bas à Altamort.)
S’il revoit jamais ce séjour,
Tu m’en répondras sur ta tete.
(à Tarare.)
Et toi, jusqu’à cette conquete,
De tout service envers ton roi,
Soldat, je dégage ta foi ;
J’en jure par Brama.
Tarare (la main au sabre)
J’en jure par Brama.Je jure en sa présence,
De ne poser ce fer sanglant,
Qu’après avoir, du plus lâche brigand,
Puni le crime, et vengé mon offense.
Atar (à Atamort)
Tu viens d’entendre son serment ;
Il touche a plus d’une existence :
Vole, Altamort, et plus prompt que le vent,
Reviens jouir de ma reconnaissance.
Altamort
Noble roi, reçois le serment
De ma plus prompte obéissance.
Commande, Atar, je cours aveuglément
Servir l’amour, la haine ou la vengeance.
Calpigi à part
De son danger, secrètement,
Il faut lui donner connaissance.
(Atar le regarde. Calpigi dit d'un ton courtisan.)
Qui sert mon maître, et le sert prudemment,
peut bien compter sur sa munificence.
(Ils sortent tous.)
SCÈNE HUITIÈME
Atar seul.
Vertu farouche et fière,
Qui jetait trop d’éclat,
Rentre dans la poussière,
Faite pour un soldat.
Du crime d’Altamort je vois la mer chargée,
Rendre à ton corps sanglant les funèbres honneurs.
Et nous, heureux Atar, de ma belle affligée,
Dans la joie et l’amour, nous sécherons les pleurs.
(Il sort.)
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE PREMIÈRE
Le théâtre représente la place publique. Le palais d’Atar est sur le côté ;
le temple de Brama, dans le fond. Atar sort de son palais avec toute sa suite.
Urson sort du temple, suivi d’Arthenée en habits pontificaux.
Urson, Atar.
Urson
Seigneur, le grand-prêtre Arthénée
Demande un entretien secret.
Atar (à sa suite)
Eloignez-vous… Qu’il vienne. Urson, que nul sujet,
Dans cette agréable journée,
D’un seul refus d’Atar n’emporte le regret.
SCÈNE DEUXIÈME
Arthénée, Atar.
Tout le monde s’éloigne du roi.
Arthénée (s’avance)
Les sauvages d’un autre monde,
Menacent d’envahir ces lieux ;
Au loin déjà la foudre gronde ;
Ton peuple superstitieux,
Pressé comme les flots, innonde
Le parvis sacré de nos dieux.
Atar
De vils brigands une poignée,
Sortant d’une terre éloignée,
Pourrait-elle envahir ces lieux ?
Pontife, votre âme étonnée…
Cependant, parlez, Arthénée,
Que dit l’interprète des dieux ?
Arthénée (vivement)
Qu’il faut combattre,
Qu’il faut abattre
Un ennemi présomptueux :
Le sol aride
De la Torride
A soif de son sang odieux.
Par des mesures
Promptes et sûres,
Que l’armée ait un commandant,
Vaillant, fidèle,
Rempli de zèle :
Mais sur ce devoir important,
Que le caprice
De ta milice
Ne règle point le choix d’Atar :
Que le murmure,
Comme une injure,
Soit puni d’un coup de poignard.
Atar
Apprends-moi donc, ô chef des Brames !
Ce qu’Atar doit penser de toi.
Ardent zélateur de la foi
Du passage éternel des âmes !
Le plus vil animal est nourri de ta main ;
Tu craindrais d’en purger la terre !
Et cependant, tu brûles, dans la guerre,
De voir couler des flots de sang humain !
Arthénée
Ah ! d’une antique absurdité,
Laissons à l’hindou les chimères.
Brame et Soudan doivent en frères
Soutenir leur autorité.
Tant qu’ils s’accordent bien ensemble,
Que l’esclave ainsi garrotté,
Souffre, obéit, et croit, et tremble,
Le pouvoir est en sûreté.
Atar
Dans ta politique nouvelle,
Comment mes intérêts sont-ils unis aux tiens ?
Arthénée
Ah ! si ta couronne chancelle,
Mon temple, à moi, tombe avec elle.
Atar, ces farouches chrétiens
Auront des dieux jaloux des miens :
Ainsi qu’au trône, tout partage,
En fait de culte, est un outrage.
Pour les dompter, fais que nos Indiens
Pensent que le ciel même a conduit nos mesures :
Le nom du chef dont nous serons d’accord,
Je l’insinue aux enfants des augures.
Qui veux-tu nommer ?
Atar
Qui veux-tu nommer ?Altamort.
Arthénée
Mon fils !
Atar
Mon fils !J’acquitte un grand service.
Arthénée
Que devient Tarare ?
Atar
Que devient Tarare ?Il est mort.
Arthénée
Il est mort !
Atar
Il est mort !Oui, demain, j’ordonne qu’il périsse.
Arthénée
Juste ciel ! crains, Atar…
Atar
Quoi craindre ? mes remords ?
Arthénée
Crains de payer de ta couronne,
Un attentat sur sa personne.
Ses soldats seraient les plus forts.
Si, sur un prétexte frivole,
Tu les prives de leur idole,
Cette milice, en sa fureur,
Peut, oubliant ton rang et ta naissance…
Atar
J’ai tout prévu ; Tarare, dans l’erreur,
Court à sa perte en cherchant la vengeance.
Qu’une grande solennité
Rassemble ce peuple agité ;
De ses cris et de ses murmures
Montre-lui le ciel irrité.
Prépare ensuite les augures ;
Et par d’utiles impostures
Consacrons notre autorité.
(Il sort.)
SCÈNE TROISIÈME
Arthénée seul
Ô politique consommée !
Je tiens le secret de l’état ;
Je fais mon fils chef de l’armée ;
À mon temple je rend l’éclat,
Aux augures leur renommée.
Pontifes, pontifes adroits !
Remuez le cœur de vos rois.
Quand les rois craignent,
Les Brames règnent ;
La tiare agrandit ses droits.
Eh ! qui sait si mon fils, un jour maître du monde…
(Il voit arriver Tarare; il rentre dans le temple.)
SCÈNE QUATRIÈME
Tarare seul (il rêve).
De quel nouveau malheur suis-je encor menacé ?
Ô Brama ! tire-moi de cette nuit profonde.
Ce matin, quand j’ai prononcé :
Qu’à son amour Irza réponde ;
Un signe effrayant m’a glacé…
De quel nouveau malheur suis-je encor menacé ?
Ô Brama ! tire-moi de cette nuit profonde.
SCÈNE CINQUIÈME
Calpigi, Tarare.
Calpigi (déguisé, couvert d’une cape, l’ouvre)
Tarare ! connais-moi.
Tarare
Tarare ! connais-moi.Calpigi !
Calpigi (vivement)
Tarare ! connais-moi. Calpigi !Mon héros !
Je te dois mon bonheur, ma fortune, ma vie.
Que ne puis-je à mon tour te rendre le repos !
Cette belle et tendre Astasie
Que tu vas chercher au hasard
Sur le vaste océan d’Asie,
Elle est dans le serrail d’Atar,
Sous le faux nom d’Irza…
Tarare
Sous le faux nom d’Irza…Qui l’a ravie ?
Calpigi
C’est Altamort.
Tarare
C’est Altamort.Ô lâche perfidie !
Calpigi
Le golfe où nos plongeurs vont chercher le corail,
Baigne les jardins du serrail :
Si, dans la nuit, ton courage inflexible
Ose de cette route affronter le danger,
De soie une échelle invisible,
Tendue à l’angle du verger…
Tarare
Ami généreux, secourable…
Calpigi
Le temple s’ouvre, adieu.
(Il s’enveloppe et s’enfuit.)
SCÈNE SIXIÈME
Tarare seul.
Le temple s’ouvre, adieu.J’irai :
Oui, j’oserai :
Pour la revoir je franchirai
Cette barrière impénétrable.
De ton repaire, affreux vautour !
J’irai l’arracher morte ou vive ;
Et si je succombe au retour,
Ne me plains pas, tyran, quoiqu’il m’arrive :
Celui qui te sauva le jour
A bien mérité qu’on l’en prive !
SCÈNE SEPTIÈME
Le fond du théâtre qui représentait le portail du temple de Brama,
se retire, et laisse voir l’intérieur du temple, qui se forme
jusqu’au-devant du théâtre.
Arthénée, les Prêtres de Brama, Elamir et les autres enfants des augures.
Arthénée (aux Prêtres)
Sur un choix important le ciel est consulté.
Vous, préparez l’autel ; vous, les fleurs les plus pures ;
Vous, choisissez parmi les enfants des augures,
Celui pour qui Brama s’est plus manifesté,
En le douant d’un cœur plein de simplicité.
Un Prêtre
C’est le jeune Elamir. Il vient à vous.
Elamir (accourant)
C’est le jeune Elamir. Il vient à vous.Mon père !
Arthénée (s’assied)
Approchez-vous, mon fils ; un grand jour vous éclaire.
Croyez-vous que Brama vous parle par ma voix,
Et qu’il parle à moi seul ?
Elamir
Et qu’il parle à moi seul ?Mon père, oui, je le crois.
Arthénée (sévèrement)
Le Ciel choisit par vous un vengeur à l’empire :
Ne dites rien, mon fils, que ce qu’il vous inspire.
(d’un ton caressant)
Ah ! s’il vous inspirait de nommer Altamort !
L’état serait vainqueur, il vous devrait son sort !
Elamir (les mains croisées sur sa poitrine)
Je l’en supplierai tant, mon père,
Qu’il me l’inspirera, j’espère.
Arthénée
Moi je l’espère aussi : priez-le avec transport.
(Elamir se prosterne.)
Ainsi qu’une abeille,
Qu’un beau jour éveille,
De la fleur vermeille
Attire le miel ;
Un enfant fidèle,
Quand Brama l’appelle,
S’il prie avec zèle,
Obtient tout du ciel.
(Il relève l’enfant.)
Tout le peuple, mon fils, sous nos voûtes arrive.
Avant de nommer son vengeur,
Vous le ferez rougir de sa vaine terreur.
Il croit les chrétiens sur la rive ;
Assurez-le qu’ils sont bien loin ;
Et du reste, mon fils, Brama prendra le soin.
SCÈNE HUITIÈME
Atar, Altamort, Tarare, Urson, Arthénée, Elamir, Prètres, Enfants,
Visirs, Emirs, Suite, Peuple, Saldats, Esclaves.
\livretDidasPage Grande marche.
Arthénée (majestueusement)
Prêtres du grand Brama ! Roi du Golfe Persique !
Grands de l’empire ! peuple inondant le portique !
La nation, l’armée attend un général.
Chœur universel
Pour nous préserver d’un grand mal,
Que le choix de Brama s’explique !
Arthénée
Vous promettez tous d’obéir
Au chef que Brama va choisir ?
Chœur universel
Nous le jurons sur cet autel antique.
Arthénée (d’un ton inspiré)
Dieu sublime dans le repos,
Magnifique dans la tempête,
Soit que ton souffle élève aux cieux les flots,
Soit que ton regard les arrête ;
Permets que le nom d’un héros,
Sortant d’une bouche innocente,
Devienne cher à ses rivaux ;
Et porte à l’ennemi le trouble et l’épouvante !
(à Elamir.)
Et vous, enfant, par le ciel inspiré !
Nommez, nommez sans crainte un héros préféré.
(On élève Elamir sur des pavois.)
Elamir (avec enthusiasme)
Peuple que la terreur égare,
Qui vous fait redouter ces sauvages chrétiens ?
L’état manque-t-il de soutiens ?
Comptez, aux pieds du roi, vos défenseurs, Tarare…
Chœur
Tarare ! Tarare ! Tarare !
Ah ! pour nous Brama se déclare :
L’enfant vient de nommer Tarare.
Tarare ! Tarare ! Tarare !
Altamort (en colère)
Arrêtez ce fougueux transport !
Arthénée
Peuple, c’est une erreur !
(à Elamir)
Mon fils, que Dieu vous touche !
Elamir
Le ciel m’inspirait Altamort ;
Tarare est sorti de ma bouche.
Deux Coryphées de soldats
Par l’enfant, Tarare indiqué,
N’est point un hasard sans mystère.
Plus son choix est involontaire,
Plus le vœu du ciel est marqué.
Oui, pour nous Brama se déclare ;
L’enfant vient de nommer Tarare.
Chœur du peuple et des soldats
Tarare ! Tarare ! Tarare !
(On redescend Elamir.)
Atar (se lève)
Tarare est retenu par un premier serment :
Son grand cœur s’est lié d’avance
À suivre une juste vengeance.
Tarare (la main sur sa poitrine)
Seigneur, je remplirai le double engagement
De la vengeance et du commandement.
(au peuple)
Qui veut la gloire,
À la victoire
Vole avec moi.
Tous
C’est moi, c’est moi.
Tarare
Sujets, esclaves,
Que les plus braves
Donnent leur foi.
Tous
C’est moi, c’est moi.
Tarare
Ni paix, ni trêve,
L’horreur du glaive
Fera la loi.
Tous
C’est moi, c’est moi.
Tarare
Qui veut la gloire,
À la victoire
Vole avec moi.
Tous
C’est moi, c’est moi.
Atar (à part)
Je ne puis soutenir la clameur importune ;
D’un peuple entier sourd à ma voix.
(Il veut descendre.)
Altamort (l’arrête)
Ce choix est une injure à tous tes chefs commune ;
Il attaque nos premiers droits.
L’arrogant soldat de fortune
Doit-il aux grands dicter des lois ?
Tarare (fièrement)
Apprends, fils orgueilleux des prêtres !
Qu’élevé parmi les soldats,
Tarare avait, au lieu d’ancêtres,
Déjà vaincu dans cent combats ;
(avec un grand dédain.)
Qu’Altamort enfant, dans la plaine,
Poursuivait les fleurs des chardons,
Que les zéphyrs, de leur haleine,
Font voler au sommet des monts.
Altamort (la main au sabre)
Sans le respect d’Atar, vil objet de ma haine…
Tarare (bien dédaigneux)
Du destin de l’état tu prétends décider !
Fougueux adolescent, qui veux nous commander !
Pour titre ici n’as-tu que des injures ?
Quels ennemis t’a-t-on vu terrasser ?
Quels torrents osas-tu passer ?
Où sont tes exploits, tes blessures ?
Altamort (en fureur)
Toi, qui de ce haut rang brûles de t’approcher,
Apprends que sur mon corps il te faudra marcher.
(Il tire son sabre.)
Arthénée (troublé)
Ô désespoir ! ô frénésie !
Mon fils !…
Altamort (plus furieux)
Mon fils !…A ce brigand j’arracherai la vie.
Tarare (froidement)
Calme ta fureur, Altamort.
Ce sombre feu, quand il s’allume,
Détruit les forces, nous consume :
Le guerrier, en colère, est mort.
(Il tire son sabre)
Arthénée (s’écrie)
Le temple de nos dieux est-il donc une arène ?
Atar (se lève)
Arrêtez.
Tarare
Arrêtez.J’obéis…
(à Altamort, lui prenant la main.)
Arrêtez. J’obéis…Toi, ce soir, à la plaine.
(à Calpigi, à part, pendant qu’Atar descend de son trône)
Et toi, fidèle ami, sans fanal et sans bruit,
Au verger du sérail attends-moi cette nuit.
Atar lui remet le bâton de commandement, au bruit d'une fanfare.
\livretDidas Grande Marche pour sortir.
Chœur général (sur le chant de la marche)
Brama ! si la vertu t’es chère,
Si la voix du peuple est ta voix,
Par des succès soutiens le choix
Que le peuple entier vient de faire !
Que sur ses pas
Tous nos soldats
Marchent d’une audace plus fière !
Que l’ennemi, triste, abattu,
Par son aspect déjà vaincu,
Sous nos coups morde la poussière !
ACTE TROISIÈME
SCÈNE PREMIÈRE
Le théâtre représente les jardins du sérail ; l’appartament d’Irza est à droite ;
à gauche, et sur le devant, est un grand sopha sous un dais superbe,
au milieu d’un parterre illuminé. Il est nuit.
Calpigi, entre d’un coté ; Atar, Urson entrent de l’autre ;
des Jardiniers ou Bostangis qui allument.
Calpigi (sans voir Atar)
Les jardins éclairés ! des bostangis ! pourquoi ?
Quel autre ose au sérail donner des ordres ?…
Atar (lui frappant sur l’épaule)
Quel autre ose au sérail donner des ordres ?…Moi.
Calpigi (troublé)
Seigneur… puis-je savoir ?…
Atar
Seigneur… puis-je savoir ?…Ma fête à ce que j’aime ?
Calpigi
Est fixée à demain ; seigneur, c’est votre loi.
Atar (brusquement)
Moi, je la veux à l’instant même.
Calpigi
Tous mes acteurs sont dispersés.
Atar (plus brusquement)
Du bruit autour d’Irza ; qu’on danse, et c’est assez.
Calpigi (à part, avec douleur)
Ô l’affreux contre-temps ! De cet ordre bizarre,
Il n’est aucun moyen de prévenir Tarare !
Atar (l’examinant)
Quel est donc ce murmure inquiet et profond ?
Calpigi (affecte un air gai)
Je dis… qu’il semble voir ces spectacles de France,
Où tout va bien, pourvu qu’on danse.
Atar (en colère)
Vil chrétien ! obéis ; ou ta tête en répond.
Calpigi (à part, en s’en allant)
Tyran féroce !
(Les bostangis se retirent.)
SCÈNE DEUXIÈME
Atar, Urson.
Atar
Tyran féroce !Avant que ma fête commence,
Urson, conte-moi promptement
Le détail et l’événement
De leur combat à toute outrance.
Urson
Tarare le premier arrive au rendez-vous :
Par quelques passes dans la plaine,
Il met son cheval en haleine,
Et vient converser avec nous.
Sa contenance est noble et fière.
Un long nuage de poussière
S’avance du côté du nord ;
On croit voir une armée entière.
C’est l’impétueux Altamort.
D’esclaves armés un grand nombre,
Au galop à peine le suit.
Son aspect est farouche et sombre,
Comme les spectres de la nuit.
D’un œil ardent mesurant l’adversaire ;
Du vaincu décidons le sort.
« Ma loi », dit Tarare, « est la mort ».
L’un sur l’autre à l’instant fond comme le tonnerre.
Altamort pare le premier.
Un coup affreux de cimeterre
Fait voler au loin son cimier.
L’acier étincelle,
Le casque est brisé,
Un noir sang ruisselle.
Dieux ! je suis blessé.
Plus furieux que la tempête,
A plomb sur la tête,
Le coup est rendu,
le bras tendu,
Tarare pare…
Et tient en l’air le trépas suspendu.
Atar
Je vois qu’Altamort est perdu.
Urson
Aveuglé par le sang, il s’agite, il chancelle.
Tarare, courbé sur sa selle,
Pique en avant. Son fier coursier,
Sentant l’aiguillon qui le perce,
S’élance, et du poitrail renverse
Et le cheval et le guerrier.
Tarare à l’instant saute à terre,
Court à l’ennemi terrassé.
Chacun frémi, le cœur glacé
Du terrible droit de la guerre…
Ne crains rien, superbe Altamort :
Entre nous la guerre est finie.
Si le droit de donner la mort
Est celui d’accorder la vie,
Je te la laisse de grand cœur.
Pleure longtemps ta perfidie.
Atar
Sa perfidie ?
Urson
Sa perfidie ?Il s’en éloigne avec douleur
Atar
Il est instruit.
Urson
Il est instruit.Inutile et vaine faveur !
Celui dont les armes trop sûres,
Ne firent jamais deux blessures,
A peine, hélas ! se retirait,
Que son adversaire expirait.
Atar
Partout il a donc l’avantage !
Ah ! mon cœur en frémit de rage !
Quand, par le combat, Altamort
Voulut hier régler leur sort,
Urson, je sentais bien d’avance,
Qu’il allait de sa mort
Payer cette imprudence.
Sans les clameurs d’un père épouvanté,
Le temple était ensanglanté ;
Mais son pouvoir força le nôtre
D’arrêter un crime opportun,
Qui m’offrait, dans le mort de l’un,
Un prétexte pour perdre l’autre.
(Il voit entrer les esclaves.)
Tout le sérail ici porte ses pas.
Retire-toi ; que cette affreuse image,
Se dissipant comme un nuage,
Fasse place aux plaisirs, et ne les trouble pas.
(Urson sort.)
SCÈNE TROISIÈME
Atar, Astasie en habit de sultane, soutenue par des esclaves, son
mouchoir sur les yeux ; Spinette, Calpigi, Eunuques, Esclaves de
deux sexes.
(Atar fait asseoir Astasie sur le grand sopha, près de lui, et dit
au chef des eunuques :)
Atar
Calpigi, quel spectacle offrai-je à ma sultane ?
Calpigi
C’est une fête européane.
Ainsi, quand l’un des rois de ces puissants états,
Ordonne qu’on amuse une reine adorée ;
Des jeux brillants, des mœurs de vos climats,
Sa noble fête à l’instant est parée.
(à part)
Tarare n’est point prévenu ;
S’il arrivait, il est perdu.
SCÈNE QUATRIÈME
Les acteurs précédents, Bergers européans de cour, vêtus galemment
en habits de taffetas, avec des plumes, ainsi que leurs bergères,
ayant des houlettes dorées.
Paysans grossiers, vêtus à l’européane, ainsi que leurs paysannes,
mais très simplement, tenant des instruments aratoires.
Marche, dont le dessus léger peint le caratère des bergers de
cour qui la dansent, et dont la basse peint la lourde gaîté des
paysans qui la sautent.
\livretDidasPage Marche.
Chœur d'Européans
Peuple léger mais généreux,
Nous blâmons les mœurs de l’Asie :
Jamais, dans nos climats heureux,
La beauté ne tremble asservie.
Chez nos maris, presqu’à leurs yeux,
Un galant en fait son amie ;
La prend, la rend, rit avec eux,
Et porte ailleurs sa douce envie.
Deux jeunes seigneur et dame de la cour commencent une danse assez
vive ; deux jeunes berger et bergère de la campagne, commencent en
même temps un pas assez simple. Leur danse est interrompue par une
bergère coquette et une bergère sensible.
Spinette (en Bergère coquette, aux danseurs)
Galants qui courtisez les belles,
Sachez brusquer un doux moment.
Une Bergère (sensible)
Amants qui soupirez pour elles,
Espérez tout du sentiment.
(Coquette)
Toute occasion non saisie,
S’échappe et se perd sans retour.
(Sensible)
Sans retour pour la fantaisie ;
Mais elle renaît pour l’amour.
Le pas des quatre danseurs reprend et s'achève.
De vieux seigneurs dansent vivement devant des bergères modestes, en
leur présentant des bouquets ; des jeunes gens fatigués, appuyés sur
leur houlettes, se meuvent à peine devant de vieilles coquettes qui
dansent à perdre haleine. Atar se lève, et erre parmi les danseurs.
Spinette (en bergère de cour)
Dans nos vergers délicieux,
Le mal, le mieux,
Tout se balance ;
Et si nos jeunes gens sont vieux,
Tous nos vieillards sont dans l’enfance.
Un Paysan (grossier)
Chez nous point d’imposture ;
Enfants de la nature,
Nos tendres soins
Sont pour les foins,
Et notre amour pour la pâture.
(On danse.)
Spinette (en bergère de cour)
Quand l’époux devient indolent,
Contre un galant
L’amour l’échange ;
Et de ses volages désirs,
Par des plaisirs,
L’hymen se venge.
Un Paysan (grossier)
Chez nous, jamais légère,
L’active ménagère,
Pour favori
N’a qu’un mari ;
Mais de ses fils chacun est père.
(On danse.)
Spinette
Chez nous, sans bruit
On se détruit ;
On brigue, on nuit ;
Mais sans scandale.
Un Paysan (grossier, achevant le couplet)
Ma foi, chez nous, tout ce qu’autrui
Te fait, fais-lui ;
C’est la morale.
Astasie
Grands dieux ! que la mort d’Astasie
L’arrache au tyran de l’Asie !
(On danse.)
Astasie (pendant la danse)
Ô mon Tarare, ô mon époux !
Dans quel désespoir êtes-vous !
(La danse continue.)
Atar (revient à Astasie, et dit à tout le serrail)
Saluez tous la belle Irza.
Je la couronne ; elle est sultane.
(Il lui attache au front un diadème de diamants.)
Chœur Universel
Saluons tous la belle Irza.
Qu’amour, du fond d’une cabane,
Au trône d’Ormus éleva.
Du grand Atar elle est sultane.
(On danse.)
Atar (avec joie)
Calpigi, ta fête est charmante !
J’aime un talent vainqueur à qui tout obéit :
Ton esprit fertile m’enchante.
Des mers d’Europe et contre toute attente,
Dis-nous quel heureux sort en ce lieu t’a conduit ?
Mais pour amuser mon amante,
Anime ton récit d’une gaîté piquante.
Calpigi
J’y veux mêler un nom qui nous rendra la nuit.
(Il prend une mandoline, et chante sur le tone de la barcarola.)
(La danse figurée cesse; tous les danseurs et danseuses se prennent
par la main pour danser le refrain de sa chanson.)
1er couplet
Je suis natif de Ferrare ;
Là, par les soins d’un père avare,
Mon chant s’étant fort embelli ;
Ahi ! povero Calpigi !
Je passai du conservatoire,
Premier chanteur à l’oratoire
Du souverain di Napoli :
Ah ! bravo, caro Calpigi !
(Le chœur répète le dernier vers. On danse la ritournelle.)
(À la fin de chaque couplet, Calpigi se retourne, et regarde avec
inquiétude du côté par où il craint que Tarare n'arrive.)
2e couplet
La plus célèbre cantatrice,
De moi fit bientôt par caprice,
Un simulacre de mari.
Ahi ! povero Calpigi !
Mes fureurs, ni mes jalousies,
N’arrêtant point ses fantaisies,
J’étais chez moi comme un zéro :
Ahi ! Calpigi povero !
(Le chœur répète le dernier vers. On danse la ritournelle.)
3e couplet
Je résolus, pour m’en défaire,
De la vendre à certain corsaire,
Exprès passé de Tripoli :
Ah ! bravo, caro Calpigi !
Le jour venu, mon traître d’homme,
Au lieu de me compter la somme,
M’enchaîne au pied de leur châlit,
Ahi ! povero Calpigi !
4e couplet
Le forban en fit sa maîtresse ;
De moi, l’argus de sa sagesse ;
Et j’étais là tout comme ici :
Ahi ! povero Calpigi !
(Spinette, en cet endroit, fait un grand éclat de rire.)
Atar
Qu’avez-vous à rire, Spinette ?
Calpigi
Vous voyez ma fausse coquette.
Atar
Dit-il vrai ?
Spinette
Dit-il vrai ?Signor, è vero.
Calpigi (acheve l’air)
Ahi ! Calpigi povero !
(Le chœur répète le dernier vers. On danse la ritournelle.)
(Ici l’on voit dans le fond Tarare descendre par une échelle de soie ;
Calpigi l’aperçoit.)
(à part)
C’est Tarare !
5e couplet, plus vite
C’est Tarare !Bientôt à travers la Libye,
L’Egypte, l’Isthme et l’Arabie,
Il allait nous vendre au Sophi :
Ahi ! povero Calpigi !
Nous sommes pris, dit le barbare.
Qui nous prenait ? Ce fut Tarare…
Astasie (faisant un cri)
Tarare !
Tout le sérail (s’écrie)
Tarare !Tarare !
Atar (furieux)
Tarare ! Tarare !Tarare !
(Il renverse la table d'un coup de pied.)
(Astasie se lève troublée. Spinette la soutient. Au bruit qui se
fait, Tarare, à moitié descendu, se jette en bas dans l'obscurité.)
Spinette (à Astasie)
Dieux ! que ce nom l’a courroucé !
Atar
Que la mort, que l’enfer s’empare
Du traitre qui l’a prononcé !
(Il tire son poignard ; tout le monde s’en fuit.)
Spinette (soutenant Astasie)
Elle expire !
Atar rappellé à lui par ce cri, laisse aller Calpigi et les autres
esclaves, et revient vers Astasie, que des femmes emportent chez
elle. Atar y entre, en jettant à la porte sa simarre et ses
brodequins, à la manière des orientaux.
SCÈNE CINQUIÈME
Le théâtre est très obscur.
Calpigi, Tarare, un poignard à la main, prêt à frapper Calpigi qu’il entraîne.
Calpigi (s’écrie)
Elle expire !Ô Tarare !
Tarare (avec un grand trouble)
Elle expire ! Ô Tarare !Ô fureur que j’abhorre !
Mon ami… s’il n’eût pas parlé,
De ma main était immolé !
Calpigi
Tu le devais, Tarare ! il le faudrait encore,
Si quelque esclave curieux…
Tarare (troublé)
Mille cris de mon nom font retentir ces lieux !
Je me crois découvert, et que la jalousie…
Mourir sans la revoir, et si près d’Astasie !…
Calpigi
O mon héros ! tes vêtements mouillés,
D’algues impures et de limon souillés !…
Un grand péril a menacé ta vie !
Tarare
Au sein de la profonde mer,
Seul dans une barque fragile,
Aucun soufle n’agitant l’air,
Je sillonnais l’onde tranquille.
Des avirons le monotone bruit,
Au loin distingué dans la nuit,
Soudain a fait sonner l’alarme ;
J’avais ce poignard pour toute arme.
Deux cents rameurs partent du même lieu :
On m’enveloppe, on se croise, on rappelle,
J’étais pris !… D’un grand coup d’épieu,
Je m’abîme avec ma nacelle,
Et, me frayant sous les vaisseaux,
Une route nouvelle et sure ;
J’arrive à terre entre deux eaux,
Dérobé par la nuit obscure.
J’entend la cloche du béfroi.
Le son bruyant de la trompette,
Que le fond du golphe répète,
Augmente le trouble et l’effroi.
On court, on crie aux sentinelles,
Arrête ! arrête : on fond sur moi :
Mais, s’ils couraient, j’avais des ailes.
J’atteins le mur comme un éclair :
On cherche au pied ; j’étais dans l’air,
Sur l’échelle souple et tendue,
Que ton zèle avait suspendue.
Je suis sauvé, grâce à ton cœur ;
Et pour payer tant de faveur,
Ô douleur ! ô crime exécrable !
Trompé par une aveugle erreur,
J’allais, d’une main misérable,
Assassiner mon bienfaiteur !
Pardonne, ami, ce crime involontaire.
Calpigi
Ô mon héros ! que me dois-tu ?
Sans force, hélas ! sans caractère,
Le faible Calpigi, de tous les vents battu,
Serait moins que rien sur la terre,
S’il n’était pas épris de ta mâle vertu !
Ne perdons point un instant salutaire :
Au sérail, la tranquillité
Renaît avec l’obscurité.
(Il prend un paquet dans une touffe d’arbres.)
Sous cet habit d’un noir esclave,
Cachons des guerriers le plus brave.
D’homme éloquent, deviens un vil muet.
(Il l’habille en muet.)
Que mon héros, surtout, jamais n’oublie
Que sous ce masque, un mot est un forfait ;
(Il lui met un masque noir.)
Et qu’en ce lieu de jalousie,
Le moindre est payé de la vie.
(Ils s’avancent vers l’appartement d’Astasie. L’arrête et recule.)
N’avançons pas ! j’aperçois la simarre,
Les brodequins de l’empereur.
Tarare (égaré, criant)
Atar chez elle ! Ah ! malheureux Tarare !
Rien ne retiendra ma fureur :
Brama ! Brama !
Calpigi (lui fermant la bouche)
Brama ! Brama !Renferme donc ta peine !
Tarare (criant plus fort)
Brama ! Brama !
Calpigi
Brama ! Brama !Notre mort et certaine.
SCÈNE SIXIÈME
Atar sort de chez Astasie. Tarare, Calpigi.
Calpigi (crie, effrayé)
On vient ; c’est le sultan.
(Tarare tombe la face contre terre.)
Atar (d’un ton terrible)
On vient ; c’est le sultan.Quel insolent ici ?…
Calpigi (troublé)
Un insolent !… C’est Calpigi !
Atar
D’où vient cette voix déplorable ?
Calpigi (troublé)
Seigneur, c’est… c’est ce misérable.
Croyant entendre quelque bruit,
Nous faisions la ronde de nuit.
D’une soudaine frénésie
Cette brute à l’instant saisie…
Peut-être a-t-il perdu l’esprit !
Mais il pleure, il crie, il s’agite,
Parle, parle, parle si vite,
Qu’on n’entend rien de ce qu’il dit.
Atar (d’un ton terrible)
Il parle, ce muet ?
Calpigi (plus troublé)
Il parle, ce muet ?Que dis-je !
Parler serait un beau prodige !
D’affreux sons inarticulés…
(Atar lui prend les bras. Tarare est sans mouvement, prosterné.)
Atar
O bizarre sort de ton maître !
Tu maudis quelquefois ton être…
Je venais, les sens agités,
L’honorer de quelques bontés,
Soupirer d’amour auprès d’elle.
À peine étais-je à ses côtés,
Elle s’échappe, la rebelle !
Je l’arrête et saisis sa main :
Tu n’as vu chez nulle mortelle
L’exemple d’un pareil dédain !
« Farouche Atar ! quelle est donc ton envie ?
« Avant de me ravir l’honneur,
« Il faudra m’arracher la vie… »
Ses yeux pétillaient de fureur.
Farouche Atar !… son honneur !… la sauvage,
Appelant la mort à grands cris…
Atar, enfin, a connu le mépris.
(Il tire son poignard.)
Vingt fois j’ai voulu, dans ma rage,
Épargner moi-même à son bras…
Allons, Calpigi, suis mes pas.
Calpigi (lui présente sa simarre)
Seigneur, prenez votre simarre.
ATAR
Rattache avant, mon brodequin,
Sur le corps de cet africain…
(Il met son pied sur le corps de Tarare.)
Je sens que la fureur m’égare !…
(Il regarde Tarare.)
Malheureux nègre, abject et nu,
Au lieu d’un reptile inconnu,
Que du néant rien ne sépare,
Que n’es-tu l’odieux Tarare !
Avec quel plaisir, de ce flanc,
Ma main épuiserait le sang !…
Si l’insolent pouvait jamais connaître
Quels dédains il vaut à son maître !…
Et c’est pour cet indigne objet ;
C’est pour lui seul qu’elle me brave !…
Calpigi, je forme un projet :
Coupons la tête à cet esclave ;
Défigure-la tout-à-fait ;
Porte-la de ma part toi-même.
Dis-lui qu’en mes transports jaloux,
Surprenant ici son époux…
(Il tire le sabre de Calpigi.)
Calpigi (l’arrête et l’eloigne de son ami)
De cet horrible stratagème,
Ah ! mon maître, qu’espérez-vous ?
Quand elle pourrait s’y méprendre,
En deviendrait-elle plus tendre ?
En l’inquiétant sur ses jours,
Vous la ramènerez toujours.
Atar (furieux)
La ramener !… j’adopte une autre idée.
Elle me croit l’âme enchantée :
Montrons-lui bien le peu de cas
Que je fais de ses vains appas.
Cette orgueilleuse a dédaigné son maître !
Ô le plus charmant des projet !
Je punis l’audace d’un traître
Qui m’enleva le cœur de mes sujets ;
Et j’avilis la superbe à jamais.
Calpigi ?…
Calpigi (troublé)
Calpigi ?…Quoi ! Seigneur !
Atar
Calpigi ?… Quoi ! Seigneur !Jure-moi sur ton âme,
D’obéir.
Calpigi (plus troublé)
D’obéir.Oui, seigneur.
Atar
D’obéir. Oui, seigneur.Point de zèle indiscret ;
Tout à l’heure.
Calpigi (presqu'égaré)
Tout à l’heure.À l’instant.
Atar
Tout à l’heure. À l’instant.Prends-moi ce vil muet ;
Conduis-le chez elle en secret ;
Apprends-lui que ma tendre flamme
La donne à ce monstre pour femme.
Dis-lui bien que j’ai fait serment
Qu’elle n’aura jamais d’autre époux, d’autre amant.
Je veux que l’hymen s’accomplisse ;
Et si l’orgueilleuse prétend
S’y dérober, prompte justice.
Qu’à son lit à l’instant conduit,
Avec elle il passe la nuit ;
Et qu’à tous les yeux exposée,
Demain, de mon sérail elle soit la risée !
À présent, Calpigi, de moi je suis content.
Toi, par tes signes, fais que cette brute apprenne
Le sort fortuné qui l’attend.
Calpigi (tranquilisé)
Ah ! seigneur, ce n’est pas la peine ;
S’il ne parle pas, il entend.
Atar
Accompagne ton maître à la garde prochaine.
(Il se retourne pour sortir.)
Calpigi
(en se baissant pour ramasser la simarre de l'empereur, dit tout bas à Tarare)
Quel heureux dénouement !
(Il suit Atar.)
Tarare (se relève à genoux)
Quel heureux dénouement !Mais quelle horrible scène !
(Il relève son masque, qui tombe à terre loin de lui.)
Ah ! respirons.
(Atar revient à l’appartament d’Astasie, d'un air menaçant,
et dit avec une joie féroce.)
Atar
Ah ! respirons.Je pense au plaisir que j’aurai,
Superbe ! quand je te verrai
Au sort d’un vieux nègre liée,
Et par cent cris humiliée !
(Il imite le chant trivial des esclaves.)
Saluons tous la fière Irza,
Qui, regrettant une cabane,
Aux vœux d’un roi se refusa :
De ce vieux nègre elle est sultane.
Hein ? Calpigi ?
Calpigi
Hein ? Calpigi ?Ah ! quel plaisir mon maître aura !
Atar
Hein ! Calpigi ?
Calpigi
Hein ! Calpigi ?Ah ! quel plaisir mon maître aura !
Quand le sérail retentira…
Atar, Calpigi
Saluons tous la fière Irza,
Qui, regrettant une cabane,
Aux vœux d’un roi se refusa :
De ce vieux nègre elle est sultane.
(Le même jeu de scène continue ; il sortent.)
SCÈNE SEPTIÈME
Tarare seul, levant les mains au ciel.
Tarare
Dieu tout-puissant ! tu ne trompas jamais
L’infortuné qui croit à tes bienfaits.
(Il remet son masque, et suit de loin l'empereur.)
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE PREMIÈRE
Le théâtre représente l’intérieur de l’appartement d’Astasie.
C’est un salon superbe, garni de sophas et autres meubles orientaux.
Astasie, Spinette.
(Astasie entre, en grand désordre.)
Astasie
Spinette, comment fuir de cette horrible enceinte ?
Spinette
Calmez le désespoir dont votre âme est atteinte.
Astasie (égarée, les bras élevés)
Ô mort ! termine mes douleurs ;
Le crime se prépare.
Arrache au plus grand des malheurs,
L’épouse de Tarare.
Il semblait que je pressentais
Leur entreprise infâme !
Quand il partit, je répétais,
Hélas ! l’effroi dans l’âme !
Cruel ! pour qui j’ai tant souffert,
C’est trop que ton absence
Laisse Astasie en un désert,
Sans joie et sans défense !
L’imprudent n’a pas écouté
Sa compagne éplorée :
Aux mains d’un brigand détesté
Des brigands l’ont livrée,
Ô mort ! termine mes douleurs :
Le crime se prépare.
Arrache au plus grand des malheurs,
L’épouse de Tarare.
Spinette
Un grand roi vous invite à faire son bonheur.
L’amour met à vos pieds le maître de la terre.
Que de beautés ici brigueraient cet honneur !
Loin de s’en alarmer, on peut en être fière.
Astasie (pleurant)
Ah ! vous n’avez pas eu Tarare pour amant !
Spinette
Je ne le connais point ; j’aime sa renommée ;
Mais, pour lui, comme vous, si j’étais enflammée,
Avec le dur Atar je feindrais un moment ;
Et j’instruirais Tarare au moins de ma souffrance.
Astasie
À la plus légère espérance
Le cœur de malheureux s’ouvre facilement.
J’aime ton noble attachement :
He bien ! fais-lui savoir qu’en cette enceinte horrible…
Spinette
Cachez vos pleurs, s’il est possible.
Des secrets plaisirs du sultan
Je vois venir le ministre insolent.
(Astasie essuie ses yeux, et se remet de son mieux.)
SCÈNE DEUXIÈME
Calpigi, Spinette, Astasie.
Calpigi (d’un ton dur)
Belle Irza, l’empereur ordonne
Qu’en ce moment vous receviez la foi
D’un nouvel époux qu’il vous donne.
Astasie
Un époux ! un époux à moi ?
Spinette (le contrefait)
Commandant d’un corps ridicule !
Abrège-nous ton grave préambule.
Ce nouvel époux, quel est-il ?
Calpigi
C’est du sérail le muet le plus vil.
Astasie
Un muet !
Spinette
Un muet !Un muet !
Astasie
Un muet ! Un muet !J’expire.
Calpigi
L’ordre est que chacun se retire.
Spinette
Moi ?
Calpigi
Moi ?Vous.
Spinette
Moi ? Vous.Moi ?
Calpigi
Moi ? Vous. Moi ?Vous ; vous, Spinette ; il y va des jours
De qui troublerait leurs amours.
Astasie
O juste ciel !
Spinette (raillant)
O juste ciel !Dis à ton maître
Que le grand-prêtre
Sera sans doute assez surpris,
Qu’à la pluralité des femmes,
On ose ajouter, chez les Brames,
La pluralité des maris.
Calpigi (ironiquement)
Votre conseil au roi paraîtra d’un grand prix.
J’en ferai votre cour.
Spinette (du même ton)
J’en ferai votre cour.Vous l’oublierez peut-être ?
Calpigi
Non.
Spinette
Non.Vous le rendrez mieux, l’ayant deux fois appris.
(elle répete :)
Dis à ton maître,
Que le grand-prêtre
Sera sans doute assez surpris,
Qu’à la pluralité des femmes,
On ose ajouter, chez les Brames,
La pluralité des maris.
(Calpigi sort.)
SCÈNE TROISIÈME
Astasie, Spinette.
Astasie (au désespoir)
Ô ma compagne ! ô mon amie !
Sauve-moi de cette infamie.
Spinette
Eh ! comment vous prouver ma foi ?
Astasie
Prends mes diamants, ma parure :
Je te les donne, ils sont à toi.
(Elle le détache.)
Ah ! dans cette horrible aventure,
Sois Irza, représente-moi ;
On réprime un muet sans peine.
Spinette
Si c’est Calpigi qui l’amène,
Madame, il me reconnaîtra.
Astasie (ôte son manteau royal)
Ce long manteau te couvrira.
Souviens-toi de Tarare, et nomme-le sans cesse ;
Son nom seul te garantira.
Spinette (pendant qu’on l’habille)
Je partage votre détresse.
Hélas ! que ne ferais-je pas,
Pour sauver d’un dangereux pas,
Mon incomparable maîtresse !
(Astasie sort.)
SCÈNE QUATRIÈME
Spinette seule.
Spinette, allons, point de faiblesse !
Le roi dans peu te sera gré,
D’avoir adroitement paré
Le coup qu’il porte à sa maîtresse.
(Elle s’assied sur un sopha.)
Surcroît d’honneur et de richesse !
SCÈNE CINQUIÈME
Calpigi, Tarare en muet, Spinette assise, voilée, son mouchoir sur les yeux.
Calpigi (à Tarare d’un ton sévère)
Cette femme est à toi, muet !
(Il sort.)
SCÈNE SIXIÈME
Tarare, Spinette.
Spinette (à part, voilée)
Comme il est laid !…
Cependant il n’est point mal fait.
(Tarare se met à genoux à six pas d’elle.)
Il se prosterne ! il n’a point l’air farouche
Des autres monstres de ces lieux.
Muet, votre respect me touche ;
Je lis votre amour dans vos yeux :
Un tendre aveu de votre bouche,
Ne pourrait me l’exprimer mieux.
Tarare (à part, se relevant)
Grand dieux ! ce n’est point Astasie,
Et mon cœur allait s’exhaler !
De m’être abstenu de parler,
Ô Brama ! je te remercie.
Spinette (à part)
On croirait qu’il se parle bas.
Chaque animal a son langage.
(Elle se dévoile ; Tarare la regarde.)
De loin, je le veux bien, contemplez mes appas.
Je voudrais pouvoir davantage ;
Mais un monarque, un calife, un sultan,
Le plus parfait, comme le plus puissant,
Ne peut rien sur mon cœur, il est tout à Tarare.
Tarare (s’écrie)
A Tarare !…
Spinette
A Tarare !…Il me parle !
Tarare
A Tarare !… Il me parle !Ô transport qui m’égare !
Étonnement trop indiscret !
Spinette
Un mot a trahi ton secret !
Tu n’es pas muet ? téméraire !
(Elle lui enlève son masque.)
Tarare (à ses pieds)
Madame, hélas ! calmez une juste colère !
Spinette (d’un ton plus doux)
Imprudent ! quel espoir a pu te faire oser…
Tarare (timidement)
Ah ! c’est en m’accusant, que je dois m’excuser.
Étranger dans Ormus, hier on me vint dire
Que le maître de cet empire
Donnait à son amante une fête au sérail…
J’ai cru, sous ce vile attirail,
Dans la nuit pouvoir m’introduire…
Spinette
Ah ! quel bonheur ! Eh bien, curieux étranger,
Quand le désir de me connaître
T’engage en un si grand danger,
À mes yeux crains-tu de paraître ?
Ce n’est point sous ce masque affreux
Qu’un imprudent peut être heureux.
C’est un homme charmant.
Tarare
C’est un homme charmant.Ah ! fuyons de ces lieux.
Spinette (légèrement)
Ami, ton courage m’éclaire.
Si Tarare aimait à me plaire,
Il eût tout bravé comme toi.
J’oublierai qu’il obtint ma foi :
C’en est fait, mon cœur te préfère ;
Tu seras Tarare pour moi.
Tarare (troublé)
Quoi ! Tarare obtint votre foi !
Spinette
C’en est fait, mon cœur te préfère.
Tarare
C’est moi que votre cœur préfère ?
Spinette
Tu seras Tarare pour moi.
Tarare
Est-ce un songe ! ô Brama, veillé-je ?
Tout ce que j’entends me confond.
Atar, toi que la haine assiège,
M’as-tu conduit de piège en piège
Dans un abîme aussi profond !
Spinette
Ce n’est point un piège ; non, non :
De son pardon
Je te réponds.
(Elle voit entrer des soldats.)
Ciel ! on vient l’arrêter !
TARARE
Tout espoir m’abandonne.
(Elle se voile, et rentre précipitament.)
SCÈNE SEPTIÈME
Tarare démasqué, Urson, Soldats armés de massues, Calpigi, Eunuques
entrant de l'autre côté.
Urson
Marchez, soldats, doublez le pas.
Calpigi
Quoi ! des soldats ! n’avancez pas.
Urson (aux soldats)
Suivez l’ordre que je vous donne.
Calpigi (aux eunuques)
Ne laissez avancer personne.
Chœur de Soldats
Doublons le pas.
Chœur d'Eunuques
N’avancez pas.
Pour tous, cette enceinte est sacrée.
Chœur de Soldats
Notre ordre est d’en forcer l’entrée.
Calpigi
Urson, expliquez-vous.
Urson
Urson, expliquez-vous.Le sultan agité,
Sur l’effet d’un courroux qu’il a trop écouté,
Veut que l’affreux muet soit massolé,
Jeté dans la mer, et pour sépulture,
Y serve aux monstres de pâture.
Calpigi
Le voici : de sa mort, Urson, je prends le soin.
Les jardins du sérail sont commis à ma garde ;
Mes eunuques sont prêts.
Urson
Mes eunuques sont prêts.Pour que rien ne retarde,
Son ordre est que j’en sois témoin.
Marchez soldats, qu’on s’en empare.
(Les soldats lèvent la massue.)
Calpigi
Ce n’est point un muet.
Urson
Ce n’est point un muet.Quel qu’il soit.
Calpigi (crie)
Ce n’est point un muet. Quel qu’il soit.C’est Tarare.
Urson
Tarare !…
(Les Soldats et les Eunuques reculent par respect.)
Chœur de Soldats et d'Eunuques
Tarare !…Tarare ! Tarare !
Calpigi
Un tel coupable, Urson, devient trop important,
Pour qu’on l’ose frapper sans l’ordre du sultan.
(À Tarare, à part.)
En suspendant leurs coups, je te sauve peut-être.
Urson (avec douleur)
Tarare infortuné ! qui peut le désarmer ?
Nos larmes contre toi vont encor l’animer !
Chœur
Tarare infortuné ! qui peut le désarmer ?
Nos larmes, contre toi, vont encor l’animer !
Tarare
Ne plaignez point mon sort, respectez votre maître ;
Puissiez-vous un jour l’estimer !
(On emmene Tarare.)
Urson (bas à Calpigi)
Calpigi, songe à toi ; la foudre est sur deux têtes.
(Il sort.)
SCÈNE HUITIÈME
Calpigi seul, d’un ton décidé.
Calpigi
Sur deux têtes la foudre, et l’on m’ose nommer !
Elle en menace trois, Atar, et ces tempêtes,
Que ta haine alluma, pourront te consumer.
Vas ! l’abus du pouvoir suprême,
Finit toujours par l’ébranler :
Le méchant, qui fait tout trembler,
Est bien près de trembler lui-même.
Cette nuit, despote inhumain,
Tarare excitait ta furie ;
Ta haine menaçait sa vie,
Quand la tienne était dans sa main !
Vas ! l’abus du pouvoir suprême
Finit toujours par l’ébranler :
Le méchant qui fait tout trembler
Est bien près de trembler lui-même.
(Il sort.)
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE PREMIÈRE
Le théâtre représente une cour intérieur du palais d’Atar.
Au milieu est un bûcher ; au pied du bûcher, un billot, des chaînes,
des haches, des massues, et autres instruments d’un supplice.
Atar, Eunuques, Suite.
(Atar examine avec avidité le bûcher et tous les apprêts du supplice de Tarare.)
Atar
Fantôme vain ! idole populaire,
Dont le nom seul excitait ma colère,
Tarare !… enfin tu mourras cette fois !
Ah ! pour Atar, quel bien céleste,
D’immoler l’objet qu’il déteste,
Avec le fer souple des loix !
Atar (aux Eunuques)
Trouve-t-on Calpigi ?
Un Eunuque
Trouve-t-on Calpigi ?Seigneur, on suit sa trace.
Atar
À qui l’arrêtera, je donnerai sa place.
(Les Eunuques sortent en courant.)
SCÈNE DEUXIÈME
Atar, Arthénée.
Deux files des prêtres le suivent ; l’une en blanc, dont le premier
prêtre porte un drapeau blanc, où sont écrits, en lettres d’or,
ces mots : la vie.
L’autre file de prêtres est en noir, couverte de crêpes, dont le
premier prêtre porte un drapeau noir, où sont écrits ces mots,
en lettres d’argent : la mort
Arthénée (s’avance, bien sombre)
Que veux-tu, roi d’Ormus ? et quel nouveau malheur
Te force d’arracher un père à sa douleur ?
Atar
Ah ! si l’espoir d’une prompte vengeance
Peut l’adoucir, reçois-en l’assurance.
Dans mon sérail on a surpris
L’affreux meurtrier de ton fils.
Je tiens la victime enchaînée,
Et veux que par toi-même elle soit condamnée.
Dis un mot, le trépas l’attend.
Arthénée
Atar, c’était en l’arrêtant…
Sans avoir l’air de la connaître,
Il fallait poignarder le traître :
Je tremble qu’il ne soit trop tard !
Chaque instant, le moindre retard,
Sur ton bras peut fermer le piège.
Atar
Quel démon, quel dieu le protège ?
Tout me confond de cette part !
Arthénée
Son démon, c’est une âme forte,
Un cœur sensible et généreux,
Que tout émeut, que rien n’emporte ;
Un tel homme est bien dangereux !
SCÈNE TROISIÈME
Atar, Arthénée, Tarare enchaîné, Soldats, Esclaves, Suite,
Prêtres de la vie et de la mort.
Atar
Approche, malheureux ! viens subir le supplice,
Qu’un crime irrémissible arrache à ma justice.
Tarare
Qu’elle soit juste ou non, je demande la mort.
De tes plaisirs j’ai violé l’asile,
Sans y trouver l’objet d’une audace inutile,
Mon Astasie !… Ô ce fourbe Altamort !
Il l’a ravie à mon séjour champêtre,
Sans la présenter à son maître !
Trahissant tout, honneur, devoir…
Il a payé sa double perfidie ;
Mais ton Irza n’est point mon Astasie.
Atar (avec fureur)
Elle n’est pas en mon pouvoir ?
(Aux Eunuques.)
Que l’on m’amène Irza. Si ta bouche en impose,
Je la poignarde devant toi.
Tarare
La voir mourir est peu de chose ;
Tu te puniras, non pas moi.
Atar
De sa mort la tienne suivie…
Tarare (fièrement)
Je ne puis mourir qu’une fois.
Qu’en je m’engageai sous tes lois,
Atar, je te donnai ma vie ;
Elle est toute entière à mon roi ;
Au lieu de la perdre pour toi,
C’est par toi qu’elle m’est ravie.
J’ai rempli mon sort, suis ton choix ;
Je ne puis mourir qu’une fois.
Mais souhaite qu’un jour ton peuple te pardonne.
Atar
Une menace ?
Tarare
Une menace ?Il s’en étonne !
Roi féroce ! as-tu donc compté,
Parmi les droits de ta couronne,
Celui du crime et de l’impunité ?
Ta fureur ne peut se contraindre,
Et tu veux n’être pas haï !
Tremble d’ordonner…
Atar
Tremble d’ordonner…Qu’ai-je à craindre ?
Tarare
De te voir toujours obéi ;
Jusqu’à l’instant où l’effrayante somme
De tes forfaits déchaînant leur courroux…
Tu pouvais tout contre un seul homme ;
Tu ne pourras rien contre tous.
Atar
Qu’on l’entoure !
(Les Esclaves l'entourent. Tarare va s'assessoir sur le billot,
au pied du bûcher, la tête appuyé sur ses mains, et ne regard plus rien.)
SCÈNE QUATRIÈME
Astasie voilée, Atar, Arthénée, Tarare, Spinette, Esclaves des deux sexes, Soldats.
Atar (à Astasie)
Qu’on l’entoure !Ainsi donc, abusant de vos charmes,
Fausse Irza, par de feintes larmes,
Vous triomphiez de me tromper ?
Je prétends, avant de frapper,
Savoir comment ma puissance jouée…
Spinette
Une esclave fidèle, hélas ! substituée,
Innocemment causa le désordre et l’erreur.
Tarare (à part, tenant sa tête dans ses mains)
Ah ! cette voix me fait horreur !
Atar
Il est donc vrai, cet échange funeste !
J’adorais sous le nom d’Irza…
(À Astasie.)
Va, malheureuse, je déteste
L’indigne amour qui pour toi m’embrasa.
À la rigueur des loix, avec lui, sois livrée !
(Au grand prêtre.)
Pontife, décidez leur sort.
Arthénée
Ils sont jugés : levez l’étendard de la mort.
De leurs jours criminels la trame est déchirée.
Le grand prêtre déchire la bannière de la vie. Le prêtre en deuil
élève la bannière de la mort. On entend un bruit funèbre d'instruments
déguisés.
(Astasie se jette à genoux, et prie pendant le chœur. On apporte au
grand-prêtre le livre des arrêts, couvert d'un crêpe. Il signe l'arrêt
de mort. Deux enfants en deuil lui remettent chacun un
flambeau. Quatre prêtres en deuil lui présentent deux grands vases
pleins d'eau lustrale. Il éteint dans ces vases le deux flambeaux en
les renversant. Pendant ce temps, les prêtres de la vie se retirent en
silence. Le drapeau de la vie déchiré, traîne a terre.)
Chœur funèbre des Esclaves
Avec tes décrets infinis,
Grand dieu, si ta bonté s’accorde,
Ouvre à ces coupables punis
Le sein de ta miséricorde !
Arthénée (prie)
Brama ! de ce bûcher, par la mort réunis,
Ils montent vers le ciel ; qu’ils n’en soient point bannis !
(Astasie se releve, et s'avance au bûcher, où Tarare est abîmé de douleur.)
Astasie (à Tarare)
Ne m’impute pas, étranger,
Ta mort que je vais partager.
Tarare (se relève avec feu)
Qu’entends-je ? Astasie !
Astasie
Qu’entends-je ? Astasie !Ah ! Tarare !
(Ils se jettent dans les bras l'un de l'autre.)
Arthénée
Je te l’avais prédit.
Atar (furieux)
Je te l’avais prédit.Qu’on les sépare.
Qu’un seul coup les fasse périr.
Non… C’est trop tôt briser leurs chaînes ;
Ils seraient heureux de mourir.
Ah ! je me sens altéré de leurs peines,
Et j’ai soif de les voir souffrir.
Astasie (avec dédain, au roi)
Ô tigre ! mes dédains ont trompé ton attente,
Et, malgré toi, je goûte un instant de bonheur :
J’ai bravé ta faim dévorante,
Le rugissement de ton cœur.
Pour prix de ta lâche entreprise,
Vois, Atar, je l’adore, et toi, je te méprise.
(Elle embrasse Tarare.)
Atar (vivement aux Soldats)
Arrachez-la tous de ses bras.
Courez. Qu’il meure et qu’elle vive !
Astasie (tire un poignard, qu’elle approche de son sein)
Si quelqu’un vers lui fait un pas,
Je suis morte avant qu’il arrive.
Atar (aux Soldats)
Arrêtez-vous !
Astasie, Tarare, Atar
Arrêtez-vous !Le trépas nous attend…
Tarare, Astasie
Encore une minute,
Et notre amour constant
Ne sera plus en butte
Aux coups d’un noir sultan.
(Les Soldats font un mouvement.)
Atar
Arrêtez un moment !
Astasie
Je me frappe à l’instant
Que sa loi s’exécute.
Sur ton cœur palpitant,
Tu sentiras ma chute,
Et tu mourras content.
Atar
O rage ! affreux tourment !
C’est moi, c’est moi qui lutte,
Et leur cœur est content.
Astasie
Sur ton cœur palpitant
Tu sentiras ma chute,
Et tu mourras content.
Tarare
Sur mon cœur palpitant
Je sentirai ta chute,
Et je mourrai content.
SCÈNE CINQUIÈME
Acteurs précédents. Une foule d’esclaves des deux sexes,
accourt avec frayeur, et se serre à genoux autour d’Atar.
Chœur d'esclaves effrayés
Atar, défends-nous, sauve-nous.
Du palais la garde est forcée ;
Du sérail la porte enfoncée.
Notre asyle est à tes genoux ;
Ta milice en fureur redemande Tarare.
SCÈNE SIXIÈME
Les précédents, toute la Milice le sabre à la main, Calpigi, Urson.
(Les prêtres de la mort se retirent.)
Chœur de Soldats (furieux. Ils renversent le bûcher)
Tarare, Tarare, Tarare ;
Rendez-nous notre général.
Son trépas, dit-on, se prépare.
S’il a reçu le coup fatal,
Vengeons sa mort sur ce barbare.
(Ils s’avancent vers Atar.)
Tarare (enchaîné, écarte les Esclaves)
Arrêtez, soldats, arrêtez.
Quel ordre ici vous a portés ?
Ô l’abominable victoire !
On sauverait mes jours, en flétrissant ma gloire !
Un tas de rebelles mutins
De l’état ferait les destins !
Est-ce à vous de juger vos maîtres ?
N’ont-ils soudoyé que des traîtres ?
Oubliez-vous, soldats, usurpant le pouvoir,
Que le respect des rois est le premier devoir ?
Armes bas, furieux ! votre empereur vous casse.
(Ils se jettent tous à genoux.)
Seigneur, ils sont soumis ; je demande leur grâce.
Atar (hors de lui)
Quoi ! toujours ce fantôme entre mon peuple et moi !
(aux Soldats.)
Défenseurs du sérail, suis-je encor votre roi ?
Un Eunuque
Oui.
Calpigi (le menace du sabre)
Oui.Non.
Tous les Soldats (se levent)
Oui. Non.Non.
Tout le Peuple
Oui. Non. Non.Non.
Calpigi (montrant Tarare)
Oui. Non. Non. Non.C’est lui.
Tarare
Oui. Non. Non. Non. C’est lui.Jamais.
Les Soldats
Oui. Non. Non. Non. C’est lui. Jamais.C’est toi.
Tout le Peuple
Oui. Non. Non. Non. C’est lui. Jamais. C’est toi.C’est toi.
Atar (avec désespoir, à Tarare)
Monstre !… Ils te sont vendus… Règne donc à ma place.
(Il se poignarde, et tombe.)
Tarare (avec douleur)
Ah ! malheureux !
Atar (se relève dans les angoisses)
Ah ! malheureux !La mort est moins dure à mes yeux…
Que de régner par toi… sur ce peuple odieux.
(Il tombe mort dans les bras des Eunuques, qui l’emportent. Urson les suit.)
SCÈNE SEPTIÈME
Les acteurs précédents, excepté Atar et Urson.
Calpigi (crie au peuple)
Tous les torts de son règne, un seul mot les répare :
Il laisse le trône à Tarare.
Tarare (vivement)
Et moi je ne l’accepte pas.
Chœur général (exalté)
Tous les torts de son règne, un seul mot les répare :
Il laisse le trône à Tarare.
Tarare (avec dignité)
Le trône est pour moi sans appas :
Je ne suis point né votre maître.
Vouloir être ce qu’on n’est pas,
C’est renoncer à tout ce qu’on peut être.
Je vous servirai de mon bras :
Mais laissez-moi finir en paix ma vie
Dans la retraite avec mon Astasie.
(Il lui tend les bras, elle s'y jette.)
SCÈNE HUITIÈME
Les acteurs précédents, Urson tenant dans sa main la couronne d’Atar.
Urson (prend la chaîne de Tarare)
Non, par mes mains, le peuple entier
Te fait son noble prisonnier :
Il veut que de l’état tu saisisses les rênes.
Si tu rejetais notre foi,
Nous abuserions de tes chaînes
Pour te couronner malgré toi.
(Au grand-prêtre.)
Pontife, à ce grand homme, Atar lègue l’Asie ;
Consacrez le seul bien qu’il ait fait de sa vie :
Prenez le diadème, et réparez l’affront
Que le bandeau des rois a reçu de son front.
Arthénée (prenant le diadème des mains d’Urson)
Tarare, il faut céder !
Tout le Peuple (s’écrie)
Tarare, il faut céder !
Arthénée
Leurs désirs sont extrêmes.
Tout le Peuple
Nos désirs sont extrêmes.
Arthénée
Sois donc le roi d’Ormus.
Tout le Peuple
Sois, sois le roi d’Ormus.
Arthénée
(lui met la couronne sur la tête au bruit d'une fanfare)
Il est des dieux suprêmes.
(Il sort.)
SCÈNE NEUVIÈME
Tous les précédents, excepté le grand-prêtre.
Tarare (pendant qu’on le déchaîne)
Enfants, vous m’y forcez, je garderai ces fers ;
Ils seront à jamais ma royale ceinture.
De tous mes ornements devenus les plus chers,
Puissent-ils attester à la race future
Que, du grand nom de roi si j’acceptai l’éclat,
Ce fut pour m’enchaîner au bonheur de l’état !
(Il s’enveloppe le corps de ses chaînes.)
Chœur général (avec ivresse)
Quel plaisir de nos cœurs s’empare !
Vive notre grand roi Tarare !
Tarare, Tarare, Tarare !
La belle Astasie et Tarare !
Nous avons le meilleur des rois :
Jurons de mourir sous ses lois.
Des mouvements d‘une joie effrénée, sort une danse tumultueuse,
pendant que le chœur répète, à grands cris, les vers ci-dessus. Ils
entourent, ils entraînent Astasie et le roi. La musique diminue de
bruit, change d’effet, et reprend un caractère aérien. Des nuages
couvrent le spectacle ; on en voit sortir dans les air, La Nature
productrice, et le Génie qui préside au soleil.
SCÈNE DIXIÈME
Les précédents, La Nature et Le Génie du Feu sur le nuages.
Le Génie du Feu
Nature, quel exemple imposant et funeste !
Le soldat monte au trône, et le tyran est mort !
La Nature
Les dieux ont fait leur premier sort :
Leur caractère a fait le reste.
Le Génie du Feu
Encore un généreux effort.
Dans le cœur des humains, d’un trait inaltérable,
Gravons ce précepte admirable.
Chœur général (très éloigné)
De ce grand bruit, de cet éclat,
Ô ciel ! apprends-nous le mystère !
La Nature, le Génie du Feu (Dans les nuages, à l’unisson, et parlant fortement.)
Mortel, qui que tu sois, prince, brame ou soldat ;
Homme ! ta grandeur sur la terre,
N’appartient point à ton état ;
Elle est toute à ton caractère.
À mesure que la Nature et le Génie prononcent les verses ci-dessus,
ils se peignent en caractéres de feu, dans les nuages.
Le trompettes sonnent ; le tonnerre reprend ; les nuages les couvrent ;
il disparaissent. La toile tombe.
Je proposerais cette fin…
Dans un siècle et dans un pays où l’on regarderait comme un manque de respect pour l’opéra,
de le finir autrement que par une fête, je proposerais cette fin, quoique je préfère la première.
Après le chœur :
Quel plaisir de nos cœurs s’empare !
Vive notre grand roi Tarare ! etc.
Urson (viendrait dire)
Les fiers Européans marchent vers ces états ;
Inaugurons Tarare, et courons au combat.
Urson, Calpigi
Roi, nous mettons la liberté
Aux pieds de ta vertu suprême.
Règne sur ce peuple qui t’aime,
Par les lois et par l’équité.
Deux Femmes
Et vous, reine, épouse sensible,
Qui connûtes l’adversité,
Du devoir souvent inflexible
Adoucissez l’austérité.
Tenez son grand cœur accessible
Aux soupirs de l’humanité.
Chœur général
Roi, nous mettons la liberté
Aux pieds de ta vertu suprême ;
Règne sur ce peuple qui t’aime,
Par les lois et par l’équité.
Danse générale, et la toile tomberait.
Cette fin est mise en musique par M. Salieri. Mais je préfère la première,
qui est bien plus philosophique, et encadre mieux le sujet.
Choisissez ; ma tâche est finie.